« Cities of Love » : toute une batterie de cinéastes prestigieux du monde entier mettant en scène des relations amoureuses dans une ville emblématique. On ne sait trop si ce concept si maigre qu’il pourrait donner tout et n’importe quoi est à l’origine du film collectif de 2006 Paris, je t’aime, ou si c’est lui qui n’est que le prolongement de ce dernier. Quoi qu’il en soit, il s’exporte aujourd’hui à New York, et on annonce déjà de prochaines éditions à Rio de Janeiro, Shanghai… Un objectif de conquête planétaire dont le caractère méthodique donne bien à soupçonner la vraie destination de ce type d’entreprise : sur les écrans des grands magasins, et non ceux des salles de cinéma.
Un producteur pour les lier tous
On imagine bien les difficultés posées par un film à sketches, quand plusieurs réalisateurs doivent travailler chacun de leur côté et néanmoins coordonner leurs efforts dans un même film sans que le résultat soit trop bancal. Mais c’est encore une autre paire de manches quand cette réunion de talents n’est pas le fruit de leur propre initiative, mais de celle de producteurs, souvent en quête d’une affiche prestigieuse : chaque sketch devient alors pour son réalisateur un travail de commande, sur le temps bien réduit d’un court métrage et un thème générique imposé, où il est néanmoins sommé d’exprimer au mieux sa vision. Le résultat (à l’instar de Destricted autour de l’imagerie pornographique) a ainsi encore plus de chances d’être étriqué et d’une nécessité discutable, ne laissant au spectateur qu’à glaner ce qu’il peut en triant les sketches réussis et les ratés.
Mais Emmanuel Benbihy, le producteur de Paris, je t’aime, New York, I Love You et leurs successeurs déjà annoncés autour du globe, pousse le procédé jusqu’à son degré le plus caricatural. Dans le décor chic au possible d’une grande métropole pleine de néons et d’architecture, autour du thème on ne peut plus convenu de l’amour sur lequel, c’est connu, on peut dire tout et surtout n’importe quoi, Benbihy s’adjoint les services d’une escouade (ici dix) de prête-noms de prestige — talents réels, piliers de festivals ou simples yes-men en vue — auxquels il laisse un casting de stars actuelles ou en devenir à caser dans le moindre rôle, un quartier de la ville et huit minutes montre en main pour le visiter et y disserter comme ils peuvent sur cette base de travail clinquante mais vague. Maître d’œuvre plus possessif que les deux frères Weinstein réunis, il s’approprie les copies de « ses » cinéastes en louant les services d’un ultime comparse — quelconque, celui-là — pour réaliser les transitions qui vont lier et lisser l’ensemble pour constituer un simulacre de film entier parlant d’une seule voix, se réservant le droit de faire retravailler certains scripts pour les faire rentrer dans le moule et d’exclure du collectif les courts métrages les plus rétifs.
Des auteurs pour l’affiche
On devine par avance que primo, tout le projet ne se veut au fond qu’un étalage de glamour où les visions d’artiste ne sont que des accessoires en option, et secundo, les réalisateurs invités dans ce film de producteur ne se voient laisser qu’une étroite marge de manœuvre pour exprimer ces visions. Mais le résultat est pire encore, en un sens : c’est comme si l’étiquette « prestige » avait même contaminé ses exécutants. Presque tous bien connus et respectés, la plupart d’entre eux semblent avoir décidé de se replier sur leurs acquis esthétiques et narratifs face à la pauvreté de l’énoncé du sujet qu’on leur offre et qui les inspire bien peu. Passons sur le seul court métrage qui semble échapper à cet écrasement de luxe, précisément écrit et réalisé par la seule novice du lot derrière la caméra, Natalie Portman : scénario traitant sobrement et intelligemment un thème intéressant (le racisme latent dans le regard de l’autre), réalisation de bon élève, acteurs peu en vue donc d’autant plus crédibles en New-Yorkais ordinaires. Portman réalisatrice a peut-être bien un avenir devant elle. Les autres, plus expérimentés mais visiblement à sec, rongent leur frein, accrochés à la sophistication variable d’intrigues tournant autour du même pot de clichés sur une ville plus fantasmée que regardée (en gros : « à New York, tout peut arriver » — la preuve, tous les New-Yorkais ont des gueules de star…) et sur le désir (ou du moins l’imagerie que les auteurs entretiennent sur le désir), usant et abusant de leur « patte » de cinéaste pour illustrer le tout suivant leurs goûts sans pour en autant en tirer quoi que ce soit d’intéressant. Ou plutôt, si, il y en a bien deux qui y arrivent un peu, et pas forcément les plus attendus : un Brett Ratner qu’on a connu plutôt insignifiant sait tirer une image loufoque célébrant une situation des plus scabreuses, et même le style clinquant d’un des frères Hughes peut donner chair à l’idée d’une obsession sexuelle contrariante. Pour le reste, si certains s’amusent comme ils peuvent (comme Jiang Wen savourant une démonstration de pickpocket dispensée, il est vrai, par Andy Garcia), le surplace et le brassage d’air règnent : chacun se replie sur son récit alambiqué, barbote dans ses marottes et ses maniérismes pour signaler qu’il est passé par là, faute d’avoir quelque chose à dire de nature à perturber les lieux communs et les postures qui prédominent, et laisse son nom se faire voir sur l’affiche pour participer à la campagne promotionnelle à laquelle ce film se résume.
Au fond, à New York comme à Paris, le seul réalisateur qui imprime une empreinte durable sur le film est celui en charge des transitions entre les courts (autant dire qu’on voit son travail du début à la fin), reprenant certains de leurs personnages et en ajoutant d’autres, mais dans des situations identiquement convenues. Ici, ledit factotum s’appelle Randall Balsmeyer, et habituellement, il travaille dans la conception de génériques. Voilà qui dit bien toute la finalité de ce faux film collectif, né en vérité d’une seule et même volonté qui n’a rien à voir avec le cinéma et tout avec la publicité : un grand générique faisant défiler un maximum de noms grandioses comme dans une suite de spots pour American Express (« my life, my card »), annonçant de façon bien mensongère un spectacle haut de gamme. La dernière transition revendique même la chose jusqu’à montrer, comme projetée sur les murs de New York, une compilation d’images des courts qui l’ont précédée. Voilà ce que vendent les films de la série « Cities of Love », à Paris, New York et bientôt ailleurs : les façades communément vues en cliché, des simulacres de tranches de vie en vignettes et une notion plaquée or, mais vide de sens, de ce qu’est un artiste « auteur ». Que du toc.