On se souvient de l’élan mystique de Mimosas (2016), première fiction d’un jeune réalisateur franco-espagnol pétri de culture soufie, Oliver Laxe, et de l’effet métaphysique produit par la collusion des images de voitures lancées à pleine vitesse dans le désert avec celles des cimes enneigées du Haut Atlas. Oliver Laxe, tout en positionnant ses images dans une certaine tradition cinématographique, au croisement de Macadam à deux voies et de Jeremiah Johnson, creusait par ailleurs un sillon narratif singulier autour du voyage d’une caravane guidée par un fou, à la recherche d’une sépulture perdue dans les hautes montagnes marocaines.
Trois ans plus tard, Viendra le feu recentre la caméra sur l’Europe contemporaine (la Galice), sans abandonner son goût pour une certaine forme de recherche transcendantale. Oliver Laxe y observe la sortie de prison d’Amador, condamné pour pyromanie. Le bonhomme, taiseux, dont le visage fermé et émacié évoque celui de David Carradine, rentre chez sa mère, Benedicta, qui vit seule dans sa ferme avec une poignée de vaches maigres. Il est âgé, elle l’est encore plus, et il se dégage de ce duo, reclus dans ce milieu pauvre, tout à la fois une certaine pesanteur et une indicible tendresse. La tension qui irrigue le film naît peu à peu du danger potentiel que représente ce pyromane taiseux et indiscernable, au regard de l’accueil qui lui est fait sur ses terres, bienveillant d’un côté (la mère) mais hostile de l’autre (le reste du village). Sélectionné à Un Certain Regard au dernier Festival de Cannes, le film, déjà remarqué dans nos colonnes, était reparti avec le Prix du Jury.
Galice, année zéro
Au premier abord, Viendra le feu dresse la chronique d’un retour non désiré dans un village n’offrant pas d’avenir à un homme au point mort. Amador traîne, va au café, s’occupe d’une vache perdue, est raillé par les voisins moqueurs, et se fait même battre par ceux qui l’accusent de vouloir remettre le feu à la région. Des perspectives pour le moins réduites qui enferment le personnage dans la sinistrose de cet environnement espagnol périphérique (géographiquement comme au cinéma). « Les arbres sont secs », lui dit sa mère, « c’est le cancer » répond-il d’un ton sombre qui résume la noirceur de sa personnalité. Il découle de cette situation une tension sourde, qui se lit sur le visage tiré d’Amador et se déduit du silence qui l’entoure.
La narration évolue peu : tout juste Amador rencontre-t-il une vétérinaire qui lit en lui la fragilité et la part de mystère qu’il se dispense d’exprimer, et qui laisse tout autant planer l’espoir d’un apaisement que craindre, sous l’effet d’un éventuel échec amoureux, le retour d’un épisode de pyromanie. Le film tient peut-être avant tout à cela, dans un regard distancié sur ce monde rural lessivé. Mais si la sécheresse narrative de Viendra le feu est renforcée par le mutisme des personnages, elle est aussi complétée par les envolées plastiques du cinéaste qui expriment visuellement ce que l’histoire ne dit pas.
Paysage mental
Viendra le feu s’ouvre en effet par un plan nocturne spectaculaire d’une forêt dont les arbres s’effondrent un à un. L’introduction tisse d’emblée un rapport quasi fantomatique au monde, composé d’ombres projetées et de troncs blanchis par l’exposition lumineuse trop forte de ce que nous comprenons être des pelleteuses, et qui figure une première fois la destruction. Tout au long du film, Oliver Laxe, en suivant son personnage, s’attarde sur les espaces galiciens : c’est ce pays brumeux vu de la fenêtre d’un bus, qui défile sous les yeux d’Amador ; ce sont les couleurs terreuses de cette campagne humide, grise et pluvieuse qui entoure la ferme ; c’est, enfin, la forêt en proie aux flammes.
Le traitement cinématographique du paysage, couplé à cette langueur narrative, renvoie à l’espace mental du personnage dont on sent que la Galice est de toute évidence une projection. Il évoque la noirceur d’âme, la frustration, la pauvreté, que seule pourrait venir sublimer la beauté de l’acte de destruction annoncé par le titre. Par le traitement que fait Laxe du temps (étirement narratif, incises plastiques, longueur des plans de l’incendie), l’embrasement annoncé perd sa dimension concrète et gagne en abstraction ; on ne sait plus s’il s’agit d’un souvenir, d’une projection ou du réel. Le jaillissement de la flamme, vécu comme l’extension d’une forme de colère projetée sur le monde, résume parfaitement le mouvement du film d’Oliver Laxe : la recherche d’une correspondance cinématographique entre l’âme et le monde.