Oliver Laxe, la trentaine, est un grand gaillard ténébreux, au regard doux et rêveur. Son second long métrage, Mimosas, a conquis le public de la Semaine de la Critique à Cannes, et s’apprête à sortir dans les salles françaises. La barbe longue et désordonnée, l’espagnol installé au Maroc depuis dix ans parle librement de soufisme, de syncrétisme culturel, des rigueurs de l’Atlas, de Kaneto Shindô et de Monte Hellman.
Mimosas est un film culturellement hybride. Il se déroule dans l’Atlas marocain, mais s’inscrit aussi dans le genre du western, dans le cinéma américain des années 70…
J’ai été très inspiré par des films des années 70, comme ceux de Monte Hellman, Macadam à deux voies par exemple… Par le western aussi, pour son côté universel, et qui a paradoxalement sa racine en Orient, dans la quête du Graal, très présente en Perse. Ce sont des récits de chevalerie très clairs, qui ont un côté ésotérique, des récits initiatiques avec un fort symbolisme, qui sont venus en terre d’Islam, puis dans l’Europe chrétienne, jusqu’à devenir le récit arthurien.
Ce regard sur la terre aussi est très américain, c’est une expression de la « Destinée manifeste » (l’idée selon laquelle l’Ouest américain est une terre promise, offerte à la conquête de l’homme)…
Le western regarde la terre comme la Terre promise… Mimosas, c’est un « eastern », les personnages vont vers où le soleil naît, on considère l’Orient dans un sens physique et métaphysique. Il y a quelque chose de messianique dans ce genre de récit, qui touche une sagesse en nous, que les Américains ont su développer dans la culture populaire. Ce que je veux dire, c’est que derrière des références apparemment américaines, je recherche les structures de récit universelles.
Cette référence américaine se sent aussi dans le grain de l’image…
Il y a un peu de ça. En tant que spectateur, je peux être très critique face à un film, mais ce qui reste dans mon âme, ce sont des couleurs, des formes, une image : le Hollywood indépendant des années 70, les premiers films de Terrence Malick, qui ont des images qui restent.
De l’autre côté, on sent un pan d’inspiration très marocaine, dans le lieu évidemment, la langue, les intertitres en arabe etc. Comment vous positionnez-vous par rapport à cette idée de mêler des univers culturels sans en être issu ?
D’une part, je suis espagnol, c’est-à-dire que je suis issu de mélanges. On est des bâtards, c’est ce qui fait que j’ai une sensibilité à l’Orient. Je suis né à Paris, j’ai vécu en Espagne et depuis dix ans au Maroc, D’autre part, j’insiste, je pense que la culture est faite de mélanges. Aujourd’hui la globalisation, c’est aussi le voyage mental. Je n’ai aucun complexe à m’approprier une sagesse, un monde symbolique qui n’est pas le mien, surtout quand je vois que les cinéastes qui sont de là-bas ne font pas un cinéma relié à leur identité. Et le cinéma est aussi un art européen.
Je crois surtout, indépendamment de la question des identités culturelles, que j’ai un pied fortement ancré dans la tradition. C’est surtout cette collision modernité-tradition qui se joue dans le film, en fait. Qui parfois, aujourd’hui, construit des monstres aussi. Il y a un philosophe que j’aime beaucoup, René Guénon, qui parle de la dérive matérialiste contemporaine qui affecte certaines formes de néo-spiritualité, qui peuvent se saisir de la tradition et la pervertir. Peut-être est-ce mon cas ? En tout cas il n’y a pas beaucoup de films musulmans, je trouve que c’est important de chercher dans cette voie-là. Mais c’est ce qui a toujours fait l’avant-garde, cette capacité à réactualiser la tradition, qui dans Mimosas passe par le soufisme, l’islam ésotérique, mais qui est approfondi dans un cheminement moderne. Mais comme tout vient d’un même principe, on touche à quelque chose d’universel. C’est un peu ça le défi, de parvenir à toucher l’universel. Il y a un peu de syncrétisme parce que le personnage d’Ahmed est un moderne, c’est un sceptique. Sans ce syncrétisme, il n’y aurait pas de film, tous les personnages auraient la même interprétation de l’aventure.
L’avantage de ce procédé, pour le cinéma, c’est que cela vient brouiller le film, le rendre plus opaque et chaotique. C’est ce que l’on attend d’un film, non ? de ne pas se donner entièrement et immédiatement…
C’est aussi une œuvre qui dépasse le réalisateur. Pour moi le cinéma c’est un art de la soumission. Le réalisateur aussi doit savoir s’abandonner, comme le spectateur, comme les personnages. S’il faut chercher ce qu’il a de spirituel dans Mimosas, il faut aussi regarder vers ce qui est entré dans l’œuvre, à travers les obstacles du tournage, le travail d’équipe, et comment le film s’est fait lui-même. C’est une veine qui est peu explorée par les réalisateurs, de laisser leur film se faire – même si de manière indirecte, aucun cinéaste ne fait le film qu’il veut faire. Bresson par exemple, c’était un obsessionnel, mais qui faisait quelque chose de merveilleux, qui le dépassait. Tarkovski était très obsessionnel aussi, mais il y a quand même une énergie qui n’est pas de lui dans ses films.
L’aventure et la mystique du film passent tous deux beaucoup par l’épreuve de l’espace, de la montagne. Comment avez-vous préparé la place que vous donnez à l’espace dans le film ?
J’ai suivi mes intuitions : j’ai d’abord voulu connaître ces montagnes, j’ai vécu dans une palmeraie près d’Ouarzazate, et j’aime beaucoup marcher. Marcher, c’est se dépasser, c’est aussi découvrir des lieux qui ne sont pas habités, ou en un sens plus habités… J’ai donc trouvé beaucoup de lieux lors de mes repérages, dont on ne voit que 30% dans le film. Je voulais que les obstacles du film soient des obstacles naturels : les gorges, l’altitude, la neige… J’ai cherché des éléments géologiques précis. La confrontation à la nature ici n’est pas moderne, elle est très traditionnelle, ce n’est pas Caspar David Friedrich, les hommes du film ne sont pas à la quête de sublime face à l’espace.
Les personnages ne regardent en effet pas le paysage autour d’eux.
Oui, ils doivent faire ce trajet, point. Ils acceptent ce que le chemin leur donne. Ahmed est plus moderne, il le refuse un peu, mais les autres se donnent, s’abandonnent au chemin, ils savent que les obstacles ont quelque chose de positif. J’ai aussi essayé de faire ça comme réalisateur, d’accepter les obstacles dans la création, même si sur le moment tu en souffres. Au départ je voulais que la nature soit encore plus important comme personnage, mais le tournage a eu lieu en mars, il y avait moins de neige… Il y a un film japonais que j’aime beaucoup, l’Île nue de Kaneto Shindô, qui travaille vraiment très bien cette harmonie entre l’homme et la nature. Une famille qui habite sur une île où il n’y a pas d’eau potable. C’est un film que je trouve très musulman, ou bien est-ce Mimosas qui est un film taoiste, je ne sais pas. Mais il y a un moment au montage où l’on a enlevé beaucoup de plans où la nature était sublime. Il y a toujours la crainte de tomber dans la carte postale, d’avoir trop de plans de transitions… et mes personnages sont déjà très puissants, des rocs. La nature se retrouve donc surtout dans la musique des pas. Cette douce soumission au terrain, c’est ça qui est important.
Vous avez dit dans d’autres entretiens que le film était « déterritorialisé », au sens d’universel, mais il est aussi très concret, très vivant.
Il est à la fois profondément marocain et universel, par son propos et sa structure. Et il est concret, physique, parce que je l’ai écrit en connaissant déjà les lieux et les personnages. J’ai fait une radiographie spirituelle de mes amis, en cherchant ce qui me touchait chez eux et en essayant de les mettre dans leur texte. Shakib par exemple ne sait pas lire, j’ai donc écrit son rôle en fonction de ça. C’est quelqu’un qui voit beaucoup de films populaires aussi, de très direct, ça a construit son personnage. J’ai aussi mis beaucoup de temps à financer le film, donc j’ai eu le temps de parcourir les montagnes avec les acteurs…
Justement, le personnage de Shakib, sa naïveté, sa spontanéité, sont passionnants, mais c’est aussi un choix risqué : comment filmer un tel acteur-personnage, un peu simplet, avec bienveillance, sans basculer dans l’exploitation ?
J’étais très confiant, parce que je connais Shakib depuis dix ans et que je sais que c’est un joker. J’ai beaucoup d’admiration pour lui, lorsque je l’ai rencontré, j’ai pensé que c’était un extraterrestre, il est parfois très inspiré, hyperconnecté, et il a aussi de très fortes valeurs. Ça me donnait aussi confiance d’un point de vue narratif, parce que son statut de fou me permet de parler de religion de manière ouverte. Ça m’évitait de parler de spiritualité de manière didactique, new-age ou prosélyte. Il y avait énormément de dangers conceptuels, et sa grâce et son innocence me permettait de pouvoir entrer directement dans le religieux.
C’est un peu un fou shakespearien, en version mystique.
C’est en fait un archétype universel ! Il y a une figure en Orient qui s’appelle Nasr Eddin Hodja, qui existe en Russie, en Italie, qui a sûrement donné un peu du Quichotte en Espagne, c’est l’archétype de l’idiot-sage, qui casse le niveau de conscience. C’est une personnage de tradition initiatique, d’une sagesse ésotérique : le fou change le niveau de lecture de la réalité rationnelle, et invite à adopter un autre niveau de lecture.
Est-ce que vous auriez pu faire un film avec la même opacité, la même scriptibilité (au sens de Barthes), mais sans la religiosité ?
Je ne vois pas tellement la différence entre ces termes. Pour moi l’art est un texte religieux, et l’art est du domaine de l’ombre. Et la spiritualité m’intéresse. Mais oui, en un sens, il y a aussi des films profanes qui sont très religieux. On peut trouver de la spiritualité dans les films de John Cassavetes. Dans le cinéma contemporain, il y a Apichatpong [Weerasethakul] qui est clairement, et spirituellement, dans le travail de l’ombre. Il y a aussi un film que j’ai beaucoup aimé à Locarno l’année dernière, Bella e Perduta (Pietro Marcello, 2015) dont certaines images m’ont beaucoup travaillé. Mais il y a beaucoup d’autres gestes qui ont une forte géométrie spirituelle, voulue ou non. La lumière on le sait, c’est un voile, on ne voit rien. Il faut travailler l’ombre. On est dans un monde très peu spirituel aujourd’hui, et je dois dire que je sens les cinéastes un peu perdus, ils font des films avec beaucoup d’anxiété. Quand tu n’as pas de conscience métaphysique, tu as un regard plus anxieux, matérialiste, il y a moins de transcendance, de lyrisme, de vibration. Tu fais un cinéma qui met en scène des rapports plus concerts, politiques, sociaux, psychologiques. C’est un cinéma très cynique. Du côté de la religion, le besoin d’ésotérisme aujourd’hui, chez certains jeunes, « Namaste » etc., sans exotérisme , n’a pas de sens. Sans selle, il n’y a pas de voyage. On a aussi besoin aussi du cadre de la religion. Au cinéma, on trouve un peu le phénomène – sans doute un effet de la postmodernité: il y a beaucoup de jeunes réalisateurs qui ne se confrontent pas aux maîtres, sans lignage.
Vous travaillerez donc de la même manière pour votre prochain film ?
Je prépare un film sur la communauté punk en France. Ce qui me marque avec la France, c’est la forte croyance qu’elle a en elle-même, en la République, alors qu’en Espagne, il est admis que le monde politique est corrompu, que l’Europe sent le cadavre, il n’y a plus d’illusion. Il est plus dur d’être marginal en France, parce que le système est encore très universaliste. C’est ce qui m’intéresse dans ces communautés. Ce sera donc un road-movie psychédélique, dans le milieu de la musique transe. En même temps je les relie à une communauté soufie à Avignon, de convertis et d’immigrants. C’est une communauté très pacifique, qui se mélange facilement et vit sa spiritualité dans le privé. Je veux mélanger ces deux communautés car elles ont le même désir de transcendance, d’absolu.