Devant Vincent n’a pas d’écailles, on se surprend par moments à sourire. Certes, le film est drôle, mais il s’agit plutôt d’un sourire de contentement, d’un plaisir de spectateur à passer une heure et dix-huit minutes dans ce film dans ce village du sud de la France et dans ses lacs et ses torrents, dans sa lumière de fin d’été magnifiquement filmée par Alexis Kavyrchine, dans le bruissement des arbres, le chant des oiseaux, le son des respirations. Quelque chose d’élémentaire dans sa mise en scène, une forme de dépouillement, une certaine bienveillance diffuse qui touche directement aux sensations en même temps qu’elles décrivent la plénitude de Vincent, qu’interprète lui-même Thomas Salvador.
Psychologie de la trajectoire
Le film s’ouvre sur un voyage : en train puis en car, Vincent quitte ce que l’on reconnaît comme la banlieue parisienne pour gagner ce que l’on devine être les gorges du Verdon. Le récit se clôt sur un autre départ, pour une autre destination et par un autre mode de déplacement. Entre les deux, Vincent a tenté de trouver sa place dans ce décor idyllique et dans cette petite société. Mais surtout, s’est joué un parcours au sens très littéral à travers lequel la singularité du héros est finalement devenue prétexte à observer intensément un corps et ses diverses façons de se mouvoir. Vincent parle moins qu’il agit, et s’il agit, c’est surtout en se déplaçant. Car s’il quitte un lieu pour un autre, à la recherche de l’endroit où il pourrait être bien, c’est que son corps, derrière son apparente banalité, cache une particularité. Au contact de l’eau, ses forces décuplent, sans que l’on apprenne jamais quand ce pouvoir est advenu, ni de quelle façon il s’est manifesté. Entièrement écrit au présent et à hauteur du regard de son personnage, le scénario laissera en suspens tous ces pourquoi, se concentrant sur comment Vincent, au jour le jour, explore cet étrange don sans finalité.
Qu’il ondule dans l’eau ou se jette dans un lac sans descendre de vélo, Vincent se définit par des actions qui sont autant de trajectoires dans le cadre qui disent plus de sa façon discrète d’occuper le monde que le dialogue. Ce corps peut être lent quand il travaille sur un chantier à porter de lourdes tuiles, hésitant lorsqu’il cherche à séduire une fille, agile lorsqu’il danse ou joue ou foot, gracieux lorsqu’il nage, surpuissant lorsqu’il défend un ami. Construit sur des successions de petites actions, le film se concentre sur d’infimes détails et attire l’attention sur toute une gamme de nuances. À commencer par des nuances de tempo. En soumettant son personnage à toutes les vitesses de déplacements possibles, le film se laisse lui-même traverser par des rythmes différents. C’est là que sa singularité rejoint celle de son personnage. Après une longue exposition où Vincent cherche timidement mais résolument, à se fondre dans le décor, le cours du récit ralentit, s’installe dans sa petite routine comme s’il reprenait son souffle un moment avant la course poursuite finale qui lui redonnera de la tension.
Super-héros burlesque
Essentiel dans la trajectoire narrative du personnage, le rapport de son corps au décor l’est aussi dans la tournure fantastique que prend le récit. Avec un sérieux d’artisan et l’aide de câbles ou de trampolines, Thomas Salvador effectue lui-même ses cascades, qui viennent s’inscrire avec le plus grand naturel au milieu des trajectoires du quotidien. Quelques menues références au fantastique qui s’ajoutent aux aptitudes de Vincent forcent la comparaison avec le film de super-héros. Mais ce pouvoir est sans objet, et n’amène qu’à « faire mieux, ou plus », sans donner véritablement à se définir. L’incongruité de la présence de ce personnage fantastique dans un environnement naturaliste demeure suffisamment légère pour qu’il puisse rêver de s’y intégrer totalement. La suite du récit lui interdira de poursuivre son quotidien dans ce paisible arrière pays. Ce décalage, discret mais pourtant bien présent, entre Vincent et le monde fait penser au hiatus qui sépare le film de Thomas Salvador du reste de la production française actuelle. Le cinéaste pourrait, avec ce premier long, tenter de se trouver une place à sa singularité bienveillante au sein du cinéma contemporain. Pourtant, son opiniâtreté à embrasser plusieurs genres affirme une différence radicale qui le place du côté de la marge, pas très loin d’Alain Guiraudie. Comme cet anachronisme que le film assume pleinement entre un récit résolument moderne et une ligne narrative toute absorbée par la grâce du mouvement de son personnage, comme pouvaient l’être les films burlesques des années vingt. Dans ce récit construit sur une succession d’actions, Vincent suit presque rigoureusement le double enjeu des scénarios keatoniens qui consistent toujours pour Buster à conquérir la fille qu’il aime en s’efforçant de s’intégrer avec le plus grand sérieux au monde social. Et si l’on y réfléchit bien, un personnage qui, dans le cinéma français contemporain, porte avec tant de sérieux et d’humilité à la fois la précision du geste, des directions de regards, des rythmes de déplacements a bien un super pouvoir : celui de faire du mouvement le cœur même du film. En cela, Vincent est bien un super-héros, un super-héros burlesque.