Quel chemin il aura fallu parcourir à Thomas Salvador pour arriver à tourner Vincent n’a pas d’écailles… Après une poignée de courts métrages, huit longues années lui ont été nécessaires pour mener à bien la réalisation de ce premier long singulier et revigorant dans ce que l’on serait bien en peine de nommer « le jeune cinéma français ». Retour en paroles sur ce film épris de silence, rencontre avec cet amoureux du mouvement, qui tente, à sa manière, de faire se donner la main à Buster Keaton et David Cronenberg.
Quel rapport entretenez-vous avec le fait de parler de votre film, de le défendre, le justifier, l’expliquer ? Vincent n’a pas d’écailles est un film taiseux, comme son personnage.
Les gens sont toujours surpris de voir que je suis le contraire du personnage dans la vie et que j’aime parler et argumenter. Je déteste la répétition : je ne vois jamais deux fois le même film, par exemple. Je préfère aller voir un film que je sais être mauvais plutôt que d’en revoir un que je connais déjà. Ma seule crainte, avec la parole, c’est de redire ce que j’ai déjà dit. Comme acteur, je me sens limité par les dialogues car je me sens incapable de recréer une fraîcheur que je n’ai pas.
Est-ce pour cette raison que vous essayez d’aller vers le moins de prises possible au tournage ?
Ça n’est pas un objectif, mais une fois que c’est fait, c’est fait. Il y a toujours une forte contrainte sur mes films. Parfois, c’est le contraire : j’aimerais faire plus de prises, mais je sais que cela va m’empêcher de tourner le plan suivant. On fait plutôt peu de prises. Parfois, on a fait seulement deux prises pour un plan. Mais je n’empêche pas les acteurs de refaire une prise si jamais ils veulent essayer autre chose.
Le personnage de Vincent parle assez peu et ses premières répliques interviennent assez tard dans le film. S’agit-il d’une méfiance vis-à-vis de la parole et de la psychologie, d’une difficulté à écrire des scènes de dialogues ou d’une envie de mettre le corps en avant plutôt que le verbe ?
C’est un peu de tout cela. Mais surtout, les personnages ne parlent que quand ils doivent parler. Il ne s’agit pas d’une retenue théorique ou volontaire. Vincent est seul pendant une grande partie du film, et je ne voulais pas en faire un personnage fou qui parlerait seul, aux renards ou aux rivières. La situation de retrait dans laquelle se place le personnage fait qu’il a peu à parler. Mais quand il y est contraint, il parle presque trop, c’est son côté bon élève qui voudrait trop bien faire, comme par exemple lorsqu’il décline l’invitation à dîner de sa logeuse. Il s’efforce de se mettre dans des situations où il n’a pas à s’expliquer. Lorsqu’il fuit, il ne sait pas si l’homme qu’il a frappé est mort, mais sa fuite se justifie parce qu’il n’est pas en mesure d’expliquer son geste. Il ne peut pas parler aux personnes qu’il n’a pas choisies. Lucie est la seule à lui poser de questions auxquelles il ne se soustrait pas.
Vincent s’exprime principalement par son corps, ce qui représente une continuité avec vos courts métrages comme De sortie ou Rome.
Dans mes courts métrages, mon personnage est seul à chaque fois, pourtant il parle un peu. La rencontre de l’autre, l’idée d’altérité, de séduction déjà présente dans De Sortie dans lequel le personnage s’apprête pour un rendez-vous, se manifeste dans Vincent…, mais d’un état adolescent à un état plus adulte, d’autant qu’il y est question de plaisir, de plaisir à être dans l’eau, à nager vite. Il existe énormément de situations de la vie dans lesquelles on ne parle pas, mais où l’on se raconte pourtant. Selon que dans une fête on est seul près de la fenêtre avec un sourire figé ou que l’on parle à tout le monde, notre corps ne raconte pas la même chose de notre rapport à la société.
Quand je fabrique un film, j’aime que tous les outils d’origine du cinéma me permettent d’aller au cœur d’une situation, à l’essence. Je ne me le dis pas de façon théorique, mais à partir de mon scénario et de mes situations, je me demande comment faire avec une forme d’économie. Sans me dire que je vais tourner le moins de plans possible, je cherche le moyen d’exprimer telle chose avec le moins d’effet possible, le moins d’explication. J’essaie de trouver par le cadre, les espaces, les regards, le rythme ou les raccords le moyen d’en faire une évidence, mais pas nécessairement par la parole, qui est apparue plus tard dans l’histoire du cinéma que ces moyens élémentaires.
Pour prendre un exemple de psychologie du raccord, Vincent est seul longtemps, puis à une fête, alors qu’il est en retrait, quand son ami lui tend une bière, on sent qu’il a envie d’être avec les autres. Il n’y a pas besoin de faire une scène dans laquelle le dialogue explique cela. On comprend. Dans sa relation avec Lucie, on comprend, lorsqu’elle le voit pour la seconde fois, qu’elle l’a reconnu simplement par le raccord qui les montre plus proches l’un de l’autre que dans le plan précédent. Je trouve ça plus fort parce que les outils spécifiques du cinéma prennent en charge le récit, cela s’adresse directement aux sensations et à l’affect du spectateur. Tout le monde le voit, mais sans que cela ait besoin d’être formulé.
La construction du récit pousse très loin l’absence d’explications. Le film déjoue les attentes lorsque arrive le fantastique en ne donnant aucun utilité au pouvoir de Vincent et en n’en livrant pas non plus les raisons. Comment s’est passée l’écriture à ce niveau ? Est-ce que vous aviez envie de rester dans cette psychologie du raccord, ou est-ce que vous avez lutté pour ne pas écrire les raisons ?
Quand je fais un film, j’essaie de la faire de façon très naïve, en me posant le moins de questions possibles. Je n’ai pas besoin de réfléchir au rapport de Vincent… avec mes courts métrages, ou avec le cinéma fantastique en général : cela va de soi. Je n’ai pas non plus pensé à un rapport au naturalisme français, mais je sais néanmoins que le rapprochement avec d’autres films français sera fait naturellement par les spectateurs. L’écriture a été difficile. Il est indispensable pour des financeurs de se sentir à l’aise avec un projet, et pour l’être, ils ont besoin de comprendre. Or, très souvent, la compréhension passe par la justification, la psychologie, l’explication. J’ai donc été amené, pour monter le film, à écrire des choses que je n’avais pas du tout envie de tourner mais que je savais indispensables au financement. Les dialogues auxquels je tenais le plus sont ceux qui portent sur les choses les plus anodines. C’est là que ça peut être fort quand quelque chose de juste résonne à travers des mots simples. Quand dans la piscine, Lucie demande à Vincent « Tu peux le refaire ? », on ne peut pas faire plus simple, mais cela dit déjà beaucoup du personnage, de son rapport au monde, du fait qu’elle n’est pas effrayée. Son absence de gravité face au monde passe par la simplicité de cette phrase. Lorsqu’il casse le mur sur un chantier, je fais le même raisonnement. Je trouve que la réaction de Vincent beaucoup plus réaliste si elle passe par des mots très simples que s’il parlait de son rapport au monde, de la responsabilité que lui donne son pouvoir. Or, je tiens beaucoup à ce que le film soit réaliste, tout en détestant le réalisme des petits détails. Je trouve ridicule de faire descendre la poubelle à un personnage pour « faire vrai ». Je n’ai jamais rien fait sur le film en pensant que ce serait drôle : j’ai tout fait très sérieusement. Pourtant, la simplicité de ces petites réactions peut faire rire. La drôlerie vient du décalage entre le réalisme et le fantastique. Pour moi, le fantastique n’est beau que s’il y a réalisme.
Les codes du film de super-héros sont totalement absents. Comment vouliez-vous vous situer par rapport au genre ?
Vincent n’est pas dans un rapport d’utilité, mais simplement d’être. La nature même du don de Vincent fait qu’on peut penser aux super-héros. Mais si on réfléchit il ne pourrait pas en être un, parce qu’il a besoin de l’eau. Son super-pouvoir est d’être ce qu’il est. Il n’a pas d’autre mission que d’être bien.
C’est plus une question d’état que de fonction. La fonction peut être de séduire. Il prévient Lucie avec la scène de la vaguelette : c’est une manière de lui montrer beaucoup plus rapide que de lui dire.
Le film commence par la fuite du personnage hors de la ville. Est-ce que cette trajectoire est arrivée très vite dès l’écriture ? Est-ce que tu aurais imaginé Vincent en ville ?
Non pas vraiment. Il quitte une ville qu’on devine être Paris ou la banlieue parce qu’il choisit d’aller là où il veut être, là où il doit être. C’est un environnement qui l’oblige à dissimuler ce qu’il est vraiment, car même si l’eau est présente dans la ville, le personnage n’a pas envie de s’y baigner. Les super-héros sont souvent urbains, mais lui, la nature de son don fait que c’est à la campagne qu’il doit être. C’est là qu’il peut assumer son rapport à l’eau, à la nature, à la liberté. Le film s’ouvre sur son choix de quitter cet environnement auquel il n’est plus adapté.
Au début du film, le passage d’une séquence à la suivante fait sauter Vincent d’un lieu à un autre. Le récit semble aussi se demander comment est-ce que ce corps va réussir à trouver le décor qui lui convient.
Oui, le mouvement du personnage est de tendre vers une forme d’équilibre entre l’envie d’être dans le monde avec les autres et de ne pas renoncer à cette part animale, différente. Il ne s’agit ni de renoncement, ni de secret, ni de révélation aux yeux de tous. Il s’agit pour lui de choisir de révéler à ceux qu’il aime, avec qui il a décidé de partager sans renoncer à la société, au fait d’être un homme dans la société, dans le monde.
L’économie d’effets dans le film est sans doute corollaire de l’économie même du film.
Bien sûr, les deux sont liés, mais je pense qu’avec dix fois plus de moyens, j’aurais pourtant fait de la même manière. La grosse différence est qu’on aurait peut-être mieux fait. Mais tout est lié. La singularité du projet qui se situe sur plusieurs registres (un peu drôle, mais aussi fantastique, avec une poursuite) peut rebuter les sympathisants de tel ou tel type de cinéma. J’aime le fait que le film soit beaucoup de choses en même temps, même si ce choix empêchait d’avoir beaucoup d’argent. Mais j’ai aussi le sentiment que les films coûtent en général beaucoup trop cher, et j’ai le goût de l’économie, qu’elle soit narrative ou financière. Même dans ma mise en scène, je chasse le superflu, tout ce qui est redondant. Presque de manière extrême. Je déteste me redire. Je privilégie ce qui peut être dit en plan, ou en un mot. Tout cela est lié mais est aussi lié à une volonté de faire des choses exceptionnelles avec très peu de choses. J’ai un rapport très premier degré, très immédiat à la fabrication au cinéma.
Le film parle aussi d’un type qui vit avec très peu de choses et qui a envie d’être de manière presque essentielle, de trouver qui il est avec ce qu’il a. Il y a une forme d’économie dans son personnage qui se retrouve dans la mise en scène. Les effets spéciaux que j’ai imaginés fonctionnent à l’économie parce que je savais qu’ils amèneraient à une forme de justesse. Arriver à ce que les sauts de dauphin soient effectués dans l’eau par l’acteur, c’est une question d’économie, mais aussi de mise en scène et d’effet de réel. Je savais que c’est de cette façon bien plus qu’en numérique, qu’on parviendrait à créer la sensation de puissance, de fluidité et de vitesse. Comment créer une présence, une matérialité ? C’est ce que j’ai cherché dans la scène de la bétonnière, par exemple : obtenir un impact, un effet de lourdeur.
Quelles étaient vos références pour réaliser Vincent… ?
David Cronenberg, John Carpenter et Paul Verhoeven. Rien n’est plus beau que la voiture qui se régénère d’elle-même dans Christine alors que le truc est d’une simplicité absolue. John Carpenter filme des vérins qui plient la voiture. En passant cette séquence en sens inverse et en ajoutant un beau contrechamp, il parvient, avec cet effet d’une immense simplicité, à rendre la voiture vivante. Dans La Mouche, il y a également très peu d’effets. David Cronenberg découpe très bien les séquences dans lesquelles un gymnaste double Jeff Goldblum. Il utilise aussi un effet de cache hyper classique qui crée l’impression que Jeff Goldblum marche au plafond lorsqu’il est filmé dans un décor inversé. Lorsque Geena Davis le regarde, ils sont dans le même plan, et c’est magnifique. C’est l’origine du cinéma.
Comme le numérique est très cher, je n’avais de toute façon pas vraiment le choix. Mais je pense qu’on y aurait perdu le personnage dans les séquences d’action. Tout le monde me reprochait d’être un peu réac’ en étant rétif au numérique. Mais pour moi, il s’agit d’une convention : même sans être spécialiste, on voit qu’il s’agit d’effets, on sait quand il s’agit d’un lion de synthèse. J’en veux pour preuve les réactions du public. Vincent n’est pas ce que l’on a vu de plus spectaculaire en terme de degré. Pourtant tout le monde est étonné par les sauts qu’il effectue au dessus des voitures.
Par ailleurs, le film essaie ainsi d’être toujours au même niveau que son personnage principal.
C’était primordial. Il était évident pour moi que le point de vue du film serait celui de Vincent, que l’on suit tout avec lui. C’est une manière d’assumer beaucoup d’ellipses du hors champ. De nombreux personnages surgissent comme ça, sans explication, car Vincent ne les connaît tout simplement pas. La mise en scène consiste à le faire exister J’ai imposé que tout soit au présent ; je ne voulais rien tourner vers le passé : il n’y a aucune genèse, aucune explication, aucune mythologie autour du personnage.