La Montagne de Thomas Salvador reprend le principe de Vincent n’a pas d’écailles, à savoir filmer l’évolution d’un corps au sein d’un espace où l’homme n’a pas toute sa place (auparavant les rivières, désormais les montagnes), mais retarde cette fois, autant que possible, le surgissement du fantastique. Si ce deuxième long met ainsi plus de temps à se lancer, c’est que son protagoniste, toujours incarné par Salvador lui-même, vient de loin : ingénieur en robotique à la chemise bien repassée, Pierre incarne le parfait stéréotype du quadragénaire sans aspérités. On ne saurait d’ailleurs, pas plus que lui, expliquer d’où vient son obsession pour les monts Alpins, si ce n’est d’une volonté un peu attendue de rompre avec son train-train quotidien. « Je peux pas m’en empêcher » concède-t-il à ses collègues au début de l’intrigue, alors qu’il vient de décider d’aller bivouaquer sur un glacier non loin de Chamonix. À partir de cette entrée en matière pour le moins minimaliste, La Montagne parvient à son meilleur à figurer la relation, conflictuelle puis vertigineuse, que cet homme venu des villes cherche à entretenir avec l’immensité de la nature. Cela passe, pour Salvador, par une forme de mutisme et une confiance palpable en la précision de ses scènes, que le cinéaste fait parfois durer étonnamment longtemps. Ce penchant pour la contemplation, avec de longs plans fixes à grande profondeur de champ où les personnages apparaissent comme des pions minuscules, tranche avec la vivacité burlesque de Vincent n’a pas d’écailles, que les performances circassiennes de Vimala Pons amenaient davantage du côté de la comédie corporelle (et, à l’échelle du découpage, de la bande-dessinée).
C’est tout l’inverse ici : Pierre, comme son nom l’indique, est plus proche de la roche que du fluide, plus prompt à s’enliser et à faire du surplace (lors d’un éboulement, le personnage, pétrifié, cache sa tête entre ses bras) qu’à glisser avec agilité dans la matière. Sa trajectoire corporelle consistera alors à assimiler petit à petit les propriétés transitoires de la glace, soit à apprendre à passer du solide au liquide pour se fondre dans l’univers. Ce bel horizon figuratif produit au moins une scène magnifique, sommet du film où, sans trop en dévoiler, Pierre pénètre un mystérieux cocon et accède soudainement à une autre forme d’existence et de corporéité. Ambitieux et plutôt accompli dans sa forme, le film n’est cependant pas exempt de travers. De la même manière que pour Vincent n’a pas d’écailles, la greffe entre la veine fantastique et dramatique ne prend pas toujours et accouche parfois de scènes un brin atones, comme ce repas au restaurant où la famille de Pierre, inquiète, tente de le ramener chez lui. La Montagne s’effrite même un peu dans son tout dernier temps, au moment de raccorder ses deux veines. En se recentrant sur la romance entre Pierre et la restauratrice Léa (Louise Bourgoin), partie la moins stimulante du film (pour retrouver le désir et un peu de chaleur, le quadragénaire devra littéralement « s’allumer »), Thomas Salvador diminue hélas un peu la portée de ce qu’il était parvenu à figurer dans les profondeurs des glaciers.