Joanna (Audrey Hepburn) et Mark (Albert Finney) regardent vers l’abîme ; leur amour semble toucher à sa fin. Lors d’un énième « voyage à deux » sur les routes de la campagne française, ils cherchent ensemble à comprendre où les choses ont commencé à dérailler. En prenant la forme d’une longue introspection, le film ausculte quatre road trips réalisés dans les mêmes lieux, qui marquent autant d’étapes dans leur relation : leur rencontre, alors que Mark, étudiant sans le sou, tombe sur Joanna, jeune ingénue en tournée avec sa chorale ; leur premier anniversaire de mariage ; leur séjour avec les Manchester, un épuisant couple d’amis tirés à quatre épingles ; des vacances avec leur fille, au cours desquelles Joanna trompe Mark avec un Français. Lors des premières minutes, une voix-off entame l’autopsie, avant que le montage ne prenne le relais. Avec Madeleine Gug et Richard Marden, les deux monteurs du film, Stanley Donen refuse toute linéarité chronologique pour privilégier une dynamique d’association libre entre des flashbacks de longueur et de ton très variables. Ce n’est probablement pas un hasard si les personnages se réfèrent plusieurs fois, fût-ce pour rire, à la psychanalyse freudienne : le titre français désigne un voyage au carré, puisque le film est l’exploration mentale par deux époux de leurs pérégrinations passées. Imitant les va-et-vient de la mémoire humaine, les raccords obéissent à cette dialectique de la continuité et de la discontinuité qui régit les sentiments éprouvés à l’aube d’une rupture. Ce déchirement est figuré par l’alternance entre des coupes disséminées abruptement et des raccords d’une fluidité ostensible, procédant à partir d’un élément de l’intrigue, d’un effet de composition ou d’un mouvement interne au plan, comme celui du spray aérosol utilisé par Howard Manchester (William Daniels), associé à l’eau qui jaillit d’un pommeau de douche avec lequel Joanna arrose Mark.
Un second leitmotiv traverse le montage, lors des nombreuses séquences d’autostop qui jalonnent le film : à plusieurs reprises, alors que Mark et Joanna sont en voiture, le plan suivant les montre en train d’attendre un bon samaritain lors d’un autre voyage. Le raccord prolonge alors le mouvement de leur véhicule par celui de la voiture qui arrive dans le plan suivant et les ignore. Le processus fonctionne parfois dans l’autre sens (d’abord l’autostop, puis le plan dans la voiture), mais produit son effet avec la même cruauté : en ne sachant plus s’aimer, Joanna et Mark sont passés à côté d’eux-mêmes.
Drôles de frimousses
À l’échelle des séquences elles-mêmes, Voyage à deux est mu par l’exceptionnelle synergie de son duo d’acteurs, dont la complicité confère aux instants de bonheur révolus une simplicité bouleversante. Joanna et Mark sont si différents d’une séquence à l’autre que Hepburn et Finney se retrouvent presque à jouer quatre rôles à part entière. Allant de la spontanéité exubérante des jeunes amants à la froideur résignée d’un couple au bord du gouffre, en passant par l’attachement plus sage de la maturité, les variations affectives sont toutes rendues avec une grande justesse. Et si Finney ne démérite pas pour mettre Hepburn en valeur, c’est malgré tout cette dernière qui transmet à Voyage à deux toute sa vitalité. Stanley Donen lui offre un de ses meilleurs rôles en lui permettant d’explorer dans un même film autant de registres de jeu, du plus comique au plus dramatique et du plus grave au plus insouciant. Dans les séquences tirées du premier voyage, son corps à la fois survolté et gracieux traduit comme rarement l’enthousiasme que la passion peut faire naître. Sa formation de danseuse se fait paradoxalement peut-être encore plus sensible ici que dans Drôle de frimousse, du même Donen, notamment dans les scènes où l’expression débordante de sa joie d’exister confine au burlesque. Elle apporte un contrepoint à la lourdeur du jeune Mark, dont la gestuelle empesée s’accompagne d’un machisme qui disparaît toutefois presque miraculeusement une fois l’amour né.
Voyage à deux est donc la radioscopie sans fard d’un couple ordinaire, où le montage se garde bien de trancher tant sur les raisons du désamour que sur l’avenir de la relation. Donen et son scénariste, Frederic Raphael, se contentent plutôt de disperser çà et là des causes possibles : les inégalités de genre minant la relation (au contraire de Joanna, Mark mène une carrière brillante mais doit en permanence compter sur elle pour se débrouiller au quotidien), le confort corseté d’une vie devenue bourgeoise, la lassitude érotique manifeste dans l’éloignement progressif des corps, etc. Si le scénario esquisse in fine la transmutation inattendue du film en comédie de remariage, c’est avec une mélancolie résignée face aux impasses de l’amour et avec une absence de triomphalisme ; rien ne garantit qu’il s’agisse d’un happy end. Cette indécision finale est aussi une manière de préserver l’équilibre qui règne à travers toutes les séquences précédentes, que Donen refuse d’écraser sous une célébration apaisée du couple : chaque fragment demeure porteur de sa vérité propre, en-deçà de tout grand récit sur l’amour. Cette retenue illustre la sagesse de Voyage à deux, merveilleux film où les scènes de bonheur, parce qu’irrémédiablement perdues, sont aussi les plus déchirantes.