Comment parler de Chantons sous la pluie ? Comment expliquer rationnellement l’extase enivrante qui s’empare du spectateur lorsqu’il contemple, hypnotisé, pour la première ou pour la centième fois, la beauté et la perfection des numéros, des dialogues et de la mise en scène ? Quels termes utiliser pour rendre justice à ce que nous pouvons considérer comme la comédie musicale la plus réussie – et peut-être, osons-le, le plus beau film – de tous les temps ? Pari impossible : devant un tel chef d’œuvre, les mots sont presque vains, le choix de certaines scènes au détriment d’autres impossible. Car la magie de Chantons sous la pluie est indicible. Tentons pourtant d’en rendre compte en analysant ce qui fait le lien entre tous les morceaux du puzzle : le son.
1927. Le cinéma parle. Les acteurs, stars ou pas, sont sommés de prouver la compatibilité de leur voix avec leur physique (foin des voix nasillardes, aiguës et des « seveux » sur la langue) sous peine de « déstarisation » immédiate. Pour le célèbre couple du cinéma muet Donald Lockwood et Lina Lamont, c’est la catastrophe : car sous ses jolis dehors et son physique de reine, la petite Lina a un sacré défaut… Elle s’exprime comme une péquenaude. Pour ne rien arranger, elle est aussi prodigieusement bête (« elle ne sait ni chanter, ni jouer, ni danser, un vrai trio gagnant » déclare d’elle son ennemi juré Cosmo Brown). Incapable de reconnaître les déficiences de sa voix, elle s’obstine à prendre des cours de diction (et à s’entraîner à prononcer des « sons ronds ») pour finalement accepter d’être doublée par sa rivale, jolie, intelligente et talentueuse comme un cœur (normal, c’est Debbie Reynolds).
Le choix du contexte est la première réussite « sonore » de Chantons sous la pluie. Car avec les nombreux problèmes liés à l’arrivée du cinéma parlant (et aux bidouillages techniques concomitants), il y a matière aux sketchs les plus désopilants. À commencer par l’épineux souci du micro : où le placer pour que le dialogue soit audible ? Et que faire lorsque l’actrice principale, exaspérée, refuse obstinément de se souvenir de son emplacement, ou lorsque ses battements de cœur couvrent ses répliques ? Plus d’un réalisateur dut en manger sa casquette. Encore faut-il avoir réussi à tout synchroniser à l’arrivée : car quand l’insupportable Lina repousse les avances d’un méchant moustachu avec une voix de ténor qui aurait la nausée, on est à peine plus désolé pour elle que le public, plié en deux de rire.
Les recherches tâtonnantes du début du cinéma parlant n’aboutirent pas qu’à ces échecs ridicules. Quand Cosmo Brown « invente » le doublage, en proposant que la petite amie de Don Lockwood soit la « voix » de Lina Lamont pour sauver leur film en péril, il ne sait pas encore que son idée va faire tant de petits. Pour l’instant, l’heure est aux improvisations les plus « atonales » : ainsi Lina est-elle surprise dans son interprétation finale – et mimée – de Singin’ in the rain par le remplacement inopiné de la voix féminine par une voix masculine (décalage délicieux).
La deuxième réussite, ce sont, bien sûr, les dialogues, concoctés avec amour par Betty Comden et Adolph Green, à qui l’on doit (excusez du peu) Un jour à New York, Tous en scène et Beau fixe sur New-York (tous écrits et réalisés entre 1950 et 1955). Les scénaristes ont su jouer du contexte narratif pour leurs répliques les plus mordantes : par exemple, lors du tournage du dernier film muet de Lockwood et Lamont, les acteurs s’insultent mutuellement tout en faisant mine de se séduire (aucune importance pour le film tourné, puisque seule compte alors la pantomime). Le glissement narratif du dialogue au numéro musical est également remarquable, car quasi invisible, comme s’il était évident par exemple que Donald Lockwood puisse se transformer en Gene Kelly et réciproquement… Cette « facilité » des numéros musicaux est la clef du succès de Chantons sous la pluie : faire croire que tout un chacun est capable de chanter les « beaux matins » comme Debbie Reynolds et Donald O’Connor, ou de sauter dans les flaques d’eau comme Gene Kelly.
Enfin, il y a les claquettes. Les petites claques. Le doux son sans lequel il manque forcément quelque chose. Les pas de danse de Gene, Debbie et Donald, et la musique de Nacio Herb Brown ne font qu’un, comme si l’on avait composé une partition pour « claquette ». Les dessous de chaussure rythment et accompagnent la mélodie (doux et sereins pour le morceau-titre Singin’ in the rain, vibrants et énergiques pour Moses supposes), au gré de l’interprétation de leur génial interprète : Donald O’Connor, le clown acrobate et Gene Kelly, le séducteur romantique. Seule Cyd Charisse, divine apparition en collants verts de la Broadway Melody, n’a pas besoin de claquer : ses jambes infinies sont une mélodie à elles toutes seules.
De l’ingénieux jeu de mots Moses supposes his toses are roses au son des gouttelettes de pluie tombant délicatement sur le parapluie de Gene Kelly, en passant par les crescendos horripilants de la voix de Jean Hagen, Chantons sous la pluie est un régal total, pour les yeux, et surtout, pour les oreilles, musiciennes (ou pas). Let’s sing !