Stanley Donen confessait volontiers que Voyage à deux était son film préféré. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le réalisateur des plus étonnantes comédies musicales hollywoodiennes (Chantons sous la pluie, Un jour à New York, Funny Face ou Les Sept Femmes de Barberousse) privilégiât ainsi l’un de ses seules œuvres sans chansons. Voyage à deux, boudé par la critique et le public américains à sa sortie, qui ne comprirent rien – ou ne voulurent rien comprendre – à son scénario alambiqué, est un authentique chef d’œuvre injustement méconnu.
Ils ne se regardent même plus, ne se parlent presque pas et s’asseyent en face l’un de l’autre par habitude ou par obligation. « Qui sont ces gens ? », demande Mark à Joanna. « Des gens mariés », répond-t-elle ironiquement, en souvenir de cette même réplique qu’il lui adressa, il y a si longtemps, alors que leur propre histoire d’amour commençait à peine. Mark et Joanna sont mariés depuis dix ans et ne peuvent qu’admettre qu’ils font désormais partie de ces malheureux dont ils se sont tant moqués. À Mark qui lui envoie un « Je t’aime » laconique, Joanna ne sait que répondre « Et alors ? » De passage en France, ils se remémorent avec nostalgie leurs précédents voyages, de leur rencontre à leurs infidélités respectives, de leur premier baiser à leur premier enfant…
Résumé ainsi, Voyage à deux n’aurait pu être qu’une banale comédie douce-amère sur la difficulté de vivre à deux et la déception du mariage. Stanley Donen en était bien conscient ; avec son scénariste Frederic Raphael, il a donc choisi de mettre en scène une autre histoire, celle d’un puzzle complexe où s’entrechoquent, pêle-mêle, souvenirs heureux et moments de tristesse intense. Le scénario est la première grande réussite du film : passant d’une époque à l’autre avec une habileté remarquable, Frederic Raphael entretient une confusion qui n’est bien sûr qu’apparente. Car ce qui se joue entre Mark et Joanna est au fond très simple : comment oublier, alors qu’ils sont désormais séparés par la mallette de Mark dans l’avion qui les emmène vers la France que dix ans auparavant, même des coups de soleil ne pouvaient les détacher l’un de l’autre ?
Si, à la sortie du film, en 1967, le public américain se plaignit de la complexité du scénario, il ne fit sans doute pas assez attention aux détails, tels que les costumes, belles variations sur l’esthétique des Sixties, ou même les vignettes sur les voitures… Mais surtout, il ne comprit pas qu’il ne s’agissait en aucun cas, dans Voyage à deux, de chercher des repères. « Aucune époque ne devait être la référence du film. Tout était au présent », commentait Stanley Donen. Le montage permit en partie cette opération délicate. Tout est prétexte à enchaîner une époque à une autre : une voiture qui passe, la pluie qui tombe, une glace, des répliques qui se font écho… Même la postsynchronisation, nécessaire pour cause de problèmes techniques pendant le tournage en extérieurs, joue en faveur du film : les voix immuables d’Audrey Hepburn et d’Albert Finney, malgré le temps qui passe et les lieux qui changent, entretiennent avec bonheur la continuité de l’histoire. Cette juxtaposition temporelle n’est pas qu’un exercice de style. Il n’est jamais question de contredire le propos, mais au contraire de progressivement l’argumenter, en suivant la ligne discontinue de la vie. En télescopant les deux héros d’une époque à l’autre sans repères temporels apparents, Donen montre comment les couples changent, mais aussi ce qui les réunit à jamais. Ce qui empêche Joanna et Mark de se séparer, ce sont justement ces liens entre les scènes, encore si vivaces dans leur mémoire, tel le passeport que Mark s’obstine à perdre et Joanna à retrouver. Comment peut-on terminer une histoire commencée sous d’aussi bons auspices qu’une varicelle ?
Stanley Donen est connu pour les nombreuses innovations qu’il apporta au cinéma hollywoodien. Ce fut lui le premier qui conduisit la comédie musicale hors des studios (Un jour à New York) et fit danser Fred Astaire sur un plafond (Mariage royal). Le concept original de Voyage à deux se prêtait à toutes les audaces, pour peu que l’on ait l’imagination débordante et jubilatoire du cinéaste. Le tournage se déroula en extérieurs, malgré les difficultés concomitantes, puisqu’il s’agissait d’un road-movie intégral. Le montage accéléré de la scène au château de Chantilly était une première dans un film de cet envergure ; tout comme le recours épisodique aux zooms, aux flous ou aux reflets. Incapable de souscrire à la mode du réalisme, Stanley Donen n’hésita pas non plus à exporter en France, où se déroule le film, des objets qui n’existaient pas, tel le sémaphore dont Joanna imite les mouvements lors de sa première rencontre avec Mark ; où la tente « dégonflable » où les deux amoureux passent leurs premières vacances…
Voyage à deux est l’un des seuls films de Donen qui n’appartînt pas entièrement au genre de la comédie : « Les scènes comiques ne doivent pas se succéder », déclarait-il. Le cinéaste n’en a pas pour autant perdu son sens aigu du gag et de la satire, qui touche tout autant à la sacro-sainte institution du mariage, qu’aux concepts très en vogue aux États-Unis d’enfant-roi et de recours incessant à la psychiatrie. Enfin, Stanley Donen était le seul qui puisse convaincre Audrey Hepburn, avec qui il avait déjà tourné deux fois, de renoncer à sa fructueuse collaboration avec le couturier Hubert de Givenchy pour lui apporter un look entièrement inédit, plus « ordinaire ». Bien lui en a pris : car s’il est difficile d’attribuer à l’héroïne de Diamants sur canapé et de My Fair Lady un seul oscar de la meilleure interprétation, Voyage à deux est sans doute l’un de ses plus beaux rôles. Ses costumes sont à eux seuls le symbole de l’évolution de son couple : plus Joanna est habillée de façon sophistiquée et plus l’importance qu’elle accorde à sa tenue semble se substituer à l’importance de Mark dans son cœur. Dans ce rôle difficile où on lui demande à la fois de jouer les petites filles amoureuses et les femmes blasées, Audrey Hepburn n’est jamais fausse. Elle sait tout aussi bien se jeter dans un burlesque innocent que conduire à l’émotion la plus pure – telle cette merveilleuse scène où, après avoir trompé Mark, elle revient vers lui et lui dit d’une voix où perlent l’angoisse mais aussi la détermination : « I’m back.»
Comme dans Charade, réalisé trois ans auparavant, Voyage à deux est l’expression paroxystique de la plus grande qualité de Donen : le sens du tempo. Monté à la perfection, Voyage à deux enchaîne les scènes rapides, symboliques de la puissance de la passion qui lie Mark et Joanna – comme dans cette coupure brusque de l’image qui permet à Joanna de tomber plus vite dans les bras de Mark lorsqu’il la demande en mariage –, et les scènes plus contemplatives, témoins désolés de la difficulté d’admettre que, dans le voyage à deux que les deux héros entreprennent, l’un d’entre eux, à un moment indéterminé, est resté au bord de la route, attendant désespérément que l’autre vienne le rechercher…
Pour voir et revoir ce bijou, une seule référence : l’édition DVD de Carlotta, agrémentée d’un indispensable commentaire de Stanley Donen lui-même sur le film.