Le Tchèque Karel Zeman n’est pas étranger à ces pages : on a déjà raconté son parcours et souligné la force de son imaginaire pour les sorties des Aventures extraordinaires et de La Magie Karel Zeman. Les aventureux Malavida ressuscitent cette fois trois films du magicien tchèque : Voyage dans la préhistoire, Le Baron de Crac et L’Arche de monsieur Servadac – deux d’entre eux qui constituent les pièces maîtresses de la relation de Karel Zeman avec Jules Verne, le troisième étant probablement l’un des plus grands moments d’émerveillement cinématographique qui soient.
Voyage dans la préhistoire
Réalisé en 1955, Voyage dans la préhistoire est le plus appliqué des films adaptés de Jules Verne. Fidèle à la volonté didactique qui habite certains écrits de l’auteur de Cinq semaines en ballon, le film suit la volonté soviétique de l’époque d’éducation du jeune public par le cinéma. Divisé en épisodes précisément découpés, Voyage dans la préhistoire est une suite de chapitres rendus homogènes par l’aventure de quatre jeunes gens qui remontent le temps vers la création de la vie sur Terre sur les eaux d’un fleuve à la magie mystérieuse – et qui ne sera pas expliqué. Zeman est fidèle à l’émerveillement de Verne, qui se passe parfois d’une justification.
Au fil de ces moments didactiques, le spectateur rencontre quelques moments étonnants, gracieux, dus à des idées de mise en scène tout à fait pertinente : ainsi, la traversée des marais qui précèdent l’ère des dinosaures est un beau moment, parmi un certains nombre d’épisodes auxquels la naïveté, fidèle à Jules Verne, confère une réelle grâce. Mieux encore, certaines péripéties font montre d’une véritable finesse, d’une douce poésie : la rencontre avec un homme préhistorique notamment, mais surtout le grand moment de bravoure du combat entre deux dinosaures. Sans doute celui-ci est-il filmé dans la pénombre pour atténuer les imperfections des effets spéciaux, mais le crépuscule entourant le combat le rend mélancolique, touchant – conférant à Voyage dans la préhistoire la capacité d’émerveillement qui pénètre profondément les deux autres films de cette rétrospective Karel Zeman ; émerveillement qui emporte sans limite le spectateur.
Le Baron de Crac
Avec ce film, Karel Zeman quitte l’univers aussi fantaisiste que scientifique de Jules Verne pour celui, fantaisiste sans limite, du baron de Münchhausen, ici Crac. Notre Baron n’a que faire d’une vision didactique du récit : il est, comme il le dit lui-même, « homme à se sortir de toutes les situations » – quitte à faire fi de toute vraisemblance au profit de la seule force qui vaille : l’imagination. C’est l’ambassadeur le plus pertinent pour Karel Zeman, qui a affiné ses techniques, les a multipliées, permettant désormais l’insertion de ses personnages dans les décors dessinés, rajoutant de la profondeur, du dynamisme à ceux-ci : en toutes choses, ce qui frappe, c’est l’inventivité constante avec laquelle le réalisateur va saisir ces possibilités visuelles.
Le Baron de Crac est un chatoiement perpétuel, aussi métaphoriquement – on ressent, à sa vision, l’équivalent d’un syndrome de Stendhal devant l’épuisante intelligence et profusion créative que renferme le film – que littéralement, tant les couleurs sont utilisées avec pertinence. Le trait des effets spéciaux dessinés est devenu d’une grande délicatesse, évoquant les dessins de Dürer, tandis que Karel Zeman se joue de leur apparente rigidité pour servir un humour slapstick et absurde qui leur est propre. Au milieu de moments formidables d’inventivité visuelle, se glisse parfois, comme dans un Voyage dans la préhistoire, un moment à l’expressivité accrue : ainsi, des volutes d’encre diluées dans l’eau figurent un incendie, et envahissent l’écran avec une éprouvante efficacité. Si cette séquence est la plus proéminente, c’est sans doute qu’elle intervient tôt dans le film, qui recèle par la suite bien d’autres moments inventifs, délirants et formidables : avec Le Baron de Crac, Karel Zeman invente une narration qui inclut les effets spéciaux à la fois dans la forme et dans le fond, pour un mariage sublimé, et vraisemblablement unique.
Avec une légèreté toute craquienne, Le Baron de Crac lie son héros, ceux de De la Terre à la Lune et Cyrano, prend pied sur notre satellite (littéralement, lors d’une séquence introductive à l’expressivité époustouflante), et s’exile loin d’un réel qui devient un carcan trop serré. Il en profite pour faire l’éloge d’une certaine légèreté, sentimentale tout d’abord, via un regard un rien navré porté sur l’ingénieur alter ego du Baron, et vitale également, puisque dans le monde sans pesanteur de Crac et de Cyrano, on ne meurt jamais vraiment – si tant est qu’on aime, sans doute…
Formellement et intellectuellement, Le Baron de Crac résonne comme un résumé annonçant la carrière de Terry Gilliam – qui fera sa propre version du film avec Les Aventures du baron de Münchausen, qui cite volontiers Karel Zeman, à maintes reprises –, contient toutes ses obsessions thématiques, une bonne dose de ses idées formelles, le baroque délirant des sketches dessinés par l’ancien Monty Python en moins. Découvrir Crac après ce Münchausen ultérieur, c’est découvrir une œuvre qui sonne plus juste, dans laquelle le fond semble découler de la forme, sans aspérité, dans une cascade harmonieuse à laquelle il est impossible de résister. Mais, plutôt que de tenter de revoir l’estime dans laquelle on pourrait tenir le réalisateur de Fisher King (sans doute le plus indépendant de ses films par rapport à l’héritage de Karel Zeman), on préférera saluer le tour de force créatif du Tchèque, dont les inventions incessantes donnent le tournis. Quoi de plus normal, d’ailleurs, quand on par d’un aller retour Terre-Lune ?
L’Arche de monsieur Servadac
Réalisé en 1970, L’Arche de monsieur Servadac porte les marques de l’après-Printemps de Prague. C’est l’amertume qui sous-tend le film, perceptible dès le début, qui place presque d’avantage L’Arche de monsieur Servadac sous l’égide d’un Vian narquois que sous celle, plus bienveillante et confiante en l’homme, de Jules Verne. Sarcastique dès les premiers instants, Karel Zeman vante avec un ton fanfaron les bienfaits de la colonisation. Les occupants oppressent une région d’Afrique du Nord d’une main de fer dans un gant de velours, tandis que les combattants locaux veulent les renverser, avec l’aide d’une autre puissance, et pour aucune bonne raison sinon la soif de pouvoir. Au milieu de tout ça, l’officier Servadac va tomber amoureux d’une jeune femme mystérieuse et aventureuse, le tout alors qu’un exceptionnel phénomène géologique va projeter la région et son atmosphère dans l’espace, et loin de la Terre. Ainsi exilés, les adversaires d’hier vont peut-être devoir revoir leurs désirs de conquête…
L’Arche de monsieur Servadac donne bien plus dans l’absurde que Le Baron de Crac – c’est dire ! Rempli de seconds rôles authentiquement crapuleux, le film rit sans beaucoup de bienveillance des passions humaines – de celles liées aux choses diplomatiques et militaires, particulièrement. Volontiers proche d’un conte à la Voltaire, L’Arche de monsieur Servadac étouffe un rien la créativité débridée de Crac sous son intrigue principale, le devenir du conflit devenu absurde entre les puissances – ainsi, la merveilleuse histoire d’amour entre Servadac et sa sylphide apparaît-elle toujours au second plan, reléguée par les bravades incessantes d’hommes en képis ou turbans. Considérant avec sérieux leurs aventures incroyables – après tout, le manuel militaire des Français possède un module spécifiquement dédié à « ce qu’il convient de faire en cas d’imprévu », nul besoin de s’extasier, donc –, les protagonistes évoluent au sein d’images impossibles, à l’inventivité toujours époustouflante mais dont la portée est atténuée par la volonté manifeste de Zeman de ridiculiser qui porte un uniforme et qui suit une doctrine.
Servadac lui-même est un être conflictuel : il est rapidement prouvé que, sous son élégant gilet galonné, bat un cœur d’amoureux. Comment faire, quand une part de soi veut écouter son cœur, et l’autre les ordres du commandant ? Seule conscience restée libre, sa belle amoureuse va voir son beau lieutenant comme les autres pousser le raisonnement de l’absurdité militaire jusque dans d’ultimes retranchements à la bêtise évoquant Ionesco. Moderne, Karel Zeman l’est devenu par la force, et la candeur de son regard, pourtant déjà dirigé par les consignes venues d’U.R.S.S., dans Voyage dans la préhistoire s’est ici complètement perdue. Et le cœur du réalisateur ne bat manifestement plus aussi hardiment, librement, qu’aux côtés du Baron de Crac : il renvoie, à la fin de L’Arche de monsieur Servadac, chacun dos-à-dos, y compris son héros, incapable de prendre la seule décision qui eut fait de lui un être de cœur.
Phare inaltérable d’une créativité visuelle formidable venue de Tchécoslovaquie, depuis Jo Limonade jusqu’à Un jour, un chat (tous déjà ramenés à la vie par Malavida !), Le Baron de Crac laisse, dans cette rétrospective, la place à une Arche de monsieur Servadac au souffle las. L’un est un conte merveilleux qu’il convient de voir et de revoir, ne serait-ce que pour le bain de jouvence qu’il constitue à chaque fois, l’autre est un drame lassé, profondément émouvant, conte brillant mais à l’âme usée par le bruit des bottes.