Si X emprunte ouvertement aux seventies et à certains films d’horreur emblématiques (dont Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper), la plus grande erreur serait de l’évaluer à l’aune d’une nostalgie dont il n’a que faire. Il n’y a chez Ti West nulle volonté d’ériger un mausolée, mais bien plutôt une façon de prendre acte d’un passé résolument révolu, dont il s’agit moins de faire le deuil que de s’amuser à en pervertir les codes. Exemplairement, l’une des premières scènes marquantes du film s’attarde sur les entrailles d’une vache venue percuter un camion : ventre ouvert, l’animal laisse voir ses viscères écrabouillés sur le bord de la route, provoquant le dégoût des automobilistes. La violence triviale des chairs sanguinolentes s’expose d’emblée à la vue de tous et s’arrime aux plans comme une loi d’airain. De sorte que le spectateur qui s’apprête à regarder X ne saurait ignorer où il met les pieds : allègrement et méthodiquement, tout ce qui bouge sera ici tailladé à corps et à cri. Le prologue du film plante à cet égard le décor et dévoile d’emblée les conséquences morbides d’un massacre ayant déjà eu lieu vingt-quatre heures plus tôt. Une manière judicieuse pour Ti West de boucler la boucle du slasher avant l’heure en satisfaisant aux impératifs horrifiques du genre (rentrer dans le cadre comme le formule explicitement le surcadrage appuyé du premier plan) avant d’opter pour une narration à rebours susceptible d’en redéfinir, voire d’en déconstruire les enjeux. Le film ainsi fini, il restait donc à en commencer un autre.
« Un bon film cochon »
De film pour adultes, il est d’abord question dans le bien nommé X. En compagnie de son équipe de tournage fauchée, Maxine (Mia Goth) ambitionne de réussir dans ce genre cinématographique alors en plein essor (le récit se situe durant l’été 1979). Ils investissent dans ce but la dépendance d’une ferme isolée, au grand dam du propriétaire, un vieux redneck texan peu affable et plutôt mécontent de voir débarquer chez lui une telle troupe de saltimbanques. La situation, tendue dès les premiers échanges avec le grand-père acariâtre, va bien évidemment dégénérer jusqu’au point de non-retour. La gâchette facile, Howard demeure sur le qui-vive et protège sa maison des agresseurs comme autrefois la nation (il fut soldat pendant la Première Guerre mondiale). La jeunesse lui apparaît comme une infraction et une provocation : une horreur en soi. Le film pourrait s’arrêter là et faire de ce choc des générations (les vieux bigots conservateurs vs. les jeunes sans foi ni loi) le seul ressort d’un délire punitif. Mais c’était sans compter sur ce « putain de sex symbol » de Maxine, prompt à attiser le désir et qui, justement, tape tout de suite dans l’œil de Pearl, la grand-mère. Si bien que cette dernière ira jusqu’à se glisser subrepticement dans ses draps durant son sommeil, au risque de terroriser cette perle convoitée. Ce qui ne manquera pas d’arriver. Coucher avec son image vieillie (Mia Goth interprète les deux personnages) : l’horreur a subitement changé de camp.
Dans X, le désir est du côté des femmes, chevillé à leur corps, quand les hommes s’avèrent davantage préoccupés par la mise en exergue de leur virilité et leur statut de mâle dominant. Le rapprochement entre film d’horreur et pornographique est opportun dans la mesure où Ti West ne se contente pas de les réduire à un principe de vases communicants, en associant pulsion de vie (sexuelle) et pulsion de mort (le châtiment aussitôt associé pour qui aura péché), mais fait du possible mimétisme une question de point de vue. Les deux genres participent avant toute chose du même regard hégémonique, en l’occurrence celui des hommes, semble nous dire West. X (le titre du film désigne également le chromosome doublement rattaché aux femmes) s’emploie de fait à les destituer de leurs privilèges, voire à les moquer, non sans une certaine autodérision. Symboliquement, la première victime sera en effet RJ (Owen Campbell), le réalisateur de l’équipe et dépositaire du regard masculin. Wayne (Martin Henderson), l’arrogant producteur et petit ami de Maxine, connaîtra à son tour un destin aussi funeste que ridicule. Parti torse nu et en slip à la recherche de RJ, West ne manque pas de filmer son physique avantageux avant de le faire littéralement tomber de son piédestal (il chute après s’être empalé bêtement le pied sur un clou dans une grange mal éclairée). Une fois à genoux, Pearl vient alors l’achever à coup de fourche pour avoir regardé malencontreusement à travers un trou. Une sentence on ne peut plus explicite : le retour de bâton du voyeurisme masculin se voit ici pointé sans ambivalence.
Que veut Pearl ? Tout simplement qu’on lui fasse l’amour malgré son âge. Elle ne réclame pas seulement d’être aimée (son mari lui est entièrement dévoué), mais qu’on puisse encore la faire jouir (cardiaque, Howard ne s’y risque plus). Plutôt que de tempérer les débordements du corps, la fuite du temps et le délabrement physique les ont rendus encore plus essentiels, comme s’il en allait d’une ultime échappée belle avant que ne sonne le glas. Lorsque le cinéaste RJ se montre réticent face aux avances débridées de la grand-mère, il encourt aussitôt le risque de perdre ce supplément de vie qu’il lui dénie. Dans le slasher, les plaisirs de la chair précipitent habituellement le sort des personnages. Le sexe y est monstrueux parce qu’entaché de puritanisme. S’opposer à faire jouir l’autre vaut ici condamnation : quand cette dernière étincelle est refusée au corps vieilli, les giclées de sang enflamment les sens et supplantent ceux des semences séminales. En cela, la scène d’amour entre Pearl et un Howard subitement ragaillardi ne constitue pas seulement le point d’orgue transgressif du récit, mais célèbre surtout l’idée d’un hédonisme salvateur par-delà les générations. L’emballement sensoriel des deux époux psychopathes désarçonne en raison de sa crudité (West filme leurs corps plissés et chétifs lors du coït) et de la sincérité des sentiments qui se jouent sans fard à cet instant : au cœur de la tourmente, le couple s’essaie encore à la tendresse, terrassant soudain ses démons plutôt que les jeunes victimes délurées qu’ils hébergent. Cachée sous le lit, Maxine devient ainsi la spectatrice malgré elle d’ébats dénués de toute perversité et où la jouissance ne saurait être feinte. « Il est possible de faire un bon film cochon » avait prévenu RJ au début de X.
Une actrice spéciale
Reprenant à son compte l’antienne cinéphilique de l’auteur tout puissant capable de transformer la merde en or, nul doute que RJ parlait aussi pour Ti West. N’est-il pas possible de faire un bon film d’horreur pour qui résiste à la domestication des esprits ? Notamment en s’ingéniant, par exemple, à ralentir le rythme et à le caler sur celui d’Howard. Lorsqu’au début du film le grand-père guide ses hôtes en direction de la « baraque » et s’arrête soudainement au beau milieu d’un champ pour reprendre son souffle, c’est tout le film qui semble lui emboîter le pas et s’atteler à faire une pause, différant l’action. On reconnaît là une des marques de fabrique du cinéaste : s’échiner à dilater le temps et à jouer avec les nerfs du spectateur en contrariant ses attentes. L’un de ses meilleurs films, The House of the Devil, faisait de ce principe de bombe à retardement le moteur de son récit : embauchée une nuit pour garder (déjà) une personne âgée confinée dans la chambre d’un manoir, l’héroïne prenait son mal en patience à ne rien faire avant de le sentir, ce mal, envahir les moindres recoins de l’espace. L’attente interminable générait progressivement une inquiétude de tous les instants, jusqu’à une acmé satanique aussi précipitée que déroutante, et d’autant plus perturbante qu’elle mettait radicalement le feu à ce récit du désœuvrement. Le film semblait alors s’emballer et se consumer dans un même mouvement démoniaque. Dans X, West s’attache à documenter patiemment les premières scènes du tournage fictif et à caractériser avec soin ses personnages tout en distillant également une sourde angoisse, comme lorsque Maxine manque de se faire dévorer par un alligator. Filmée en plan large et en plongée zénithale, la progression de l’animal sauvage vers la jeune femme en train de nager, ignorant tout du danger encouru, procède d’un semblable mouvement au ralenti. Plus qu’une question de suspense, il en va d’un impératif de regard : arrêter le temps, différer l’issue inévitable de ce qui a, on se répète, déjà eu lieu (le massacre), revient à dévoyer le regard, à en jouir aussi.
Si Ti West apparaît film après film comme un cinéaste important, c’est aussi en raison de sa faculté à regarder passionnément ses actrices, à poser son regard sur elles pour en faire des héroïnes qui restent en mémoire. Le slasher en demande rarement autant, les cantonnant à des rôles accessoires ou, pire, à des faire-valoir. Maxine constitue en ce sens l’un des plus beaux personnages de la filmographie de West. À plusieurs reprises, elle sera qualifiée de « spéciale », ce qui n’est pas loin de signifier qu’elle a la grâce de celles se sachant irrésistibles, voire immortelles. Nue dans le lac comme un pur objet de désir, elle n’a pas besoin de se retourner car rien ne saurait au fond lui arriver : échapper sur le fil aux crocs de l’alligator ne relève pas de la chance mais d’une aptitude insolente à toujours s’en sortir (de l’eau ici, de l’enfer ensuite) qui anéantit toute forme de mise à mort. On comprend dès lors mieux pourquoi la scène du lit évoquée plus haut, avec Pearl, son double envieilli, s’apparente à un stupéfiant moment de terreur. Faire tenir les deux ensemble, le personnage impérieux et son impossible reflet mortifère était peine (d’amour) perdue.