Que nous a raconté en 2022 le cinéma d’horreur américain ? Petit état des lieux d’un genre à la fois malade et en forme, qui a su puiser une certaine vitalité de son penchant morbide pour la réitération des formes du passé.
(Re)mettre l’horreur à plat
« Elevated horror is like an artisanal cheeseburger. Make the goddamn cheeseburger.
If it’s delicious, nobody will care what adjective you put in front of it. »
Matt Zoller Seitz
En mars 2019, la revue Indiewire demandait à dix-sept critiques de cinéma de se prononcer sur le concept de « elevated horror ». De cette collection de points de vue, on pouvait tirer au moins deux conclusions : la première concernait le caractère très mouvant et hétéroclite des films (Get Out, Hérédité, The Witch et It Follows entre autres) ; la seconde – plus pertinente – pointait l’ambition artistique d’une nouvelle génération de réalisateurs (en particulier Jordan Peele, Ari Aster et Robert Eggers) soucieux de rompre avec les codes du cinéma d’horreur commercial, au risque de paraître un peu snobs et de viser, plutôt que le public des multiplexes, celui des festivals où la critique les a découverts – à l’exception notable de Jordan Peele. Vue sous cet angle, la elevated horror représente donc moins un concept esthétique qu’une sorte de label d’indépendance (avec toutes les réserves que le mot impose quand on parle de cinéma) et rejoue l’éternel duel de la marge et de la norme, des « auteurs » et du mainstream, des outsiders (produits pour la plupart par A24 Films) et des grands gestionnaires de l’industrie (type Jason Blum). Si je devais la définir esthétiquement, ce serait surtout par sa tonalité que je commencerais : à l’exception (encore une fois) de Jordan Peele, tous les auteurs qui ont voulu « élever » le cinéma d’horreur l’ont fait, à mon sens, au détriment de l’un des fondements essentiels du genre : le plaisir de la peur, la communion du public dans un sentiment partagé de terreur et de jouissance, comme si toute la salle de cinéma était embarquée dans un grand train fantôme. À l’opposé de cette expérience, les films d’Ari Aster et de Robert Eggers – pour citer deux cas emblématiques et peu défendus dans ces colonnes – surplombent leur public avec une autorité très kubrickienne. Exemplairement, l’un des premiers plans d’Hérédité (un travelling avant sur une maison de poupée figurant le décor du film) évoque la maquette labyrinthique de Shining et témoigne, par cette référence écrasante, de l’intention explicite du film et de son auteur : faire impression plutôt que faire peur, imposer un programme avant même d’avoir gagné la connivence du spectateur. Le rôle du public se limite, dès lors, à la reconnaissance des qualités d’exécution du programme ; son plaisir passera au second plan.
Si cette année 2022 a annoncé – timidement certes, mais avec une constance suffisamment répétée pour être remarquée – un renouveau du cinéma de genre, c’est d’abord en termes de plaisir qu’il faut caractériser le phénomène. Succès surprise du box-office américain à la fin de l’été dernier, Barbare de Zach Cregger offre peut-être la réponse la plus cinglante (et la plus « vitale », pour reprendre en partie le titre de notre dossier) à la solennité papale de « l’horreur élevée » : le film raconte pour commencer une expérience de colocation forcée dans une maison de banlieue de Detroit, avant de bifurquer dans des directions imprévisibles, à la frontière de plusieurs genres (film gothique, redneck movie, survival). Le plaisir qu’il procure tient autant à ces bifurcations et aux surprises qu’elles réservent (notamment dans l’exploration du sous-sol de la maison), qu’à la désinvolture avec laquelle le récit rompt avec toute logique de programmation. À la 45e minute environ, la seconde partie de Barbare démarre, dans une tonalité satirique par moments caricaturale (le personnage incarné par Justin Long est un authentique salaud), qui crée au sein du film une étrange respiration. Brutalement, l’effroi refait surface à l’occasion d’un plan (peut-être le plus beau du film) où le mètre ruban qui sert à mesurer le sous-sol est happé dans l’obscurité par une force invisible. Cette façon de jouer, presque dans le même instant, avec la légèreté et la terreur se retrouve dans X de Ti West : un verre de limonade servi à une jeune fille par une vieille redneck (dans un contexte qui rappelle beaucoup les films de hicksploitation) est dupliqué dans une séquence voisine où la même boisson devient un élément de décor d’une scène pornographique. On pourrait citer aussi certaines séquences de Nope de Jordan Peele pour illustrer cet effet de chaud/froid (notamment celle du massacre du chimpanzé Gordy dans l’épisode de sitcom dont il est la star), mais Nope est un film torturé, refoulant la elevated horror tout en affichant une volonté de se doter d’une facette « méta » en citant, par exemple, des images de Muybridge, ou en faisant le tour des dispositifs audiovisuels (pellicule, séries télés, caméras de vidéosurveillance, réalité virtuelle, etc.). Le plaisir propre au cinéma d’horreur sera peut-être davantage venu cette année de deux films malins et goguenards – Barbare et X – qui ont rouvert l’horizon de l’humour (noir). Affaire à suivre.
Jean-Sébastien Massart
Un coup d’œil dans le rétro
Scream, Massacre à la tronçonneuse, Halloween Ends, Hellraiser… En 2022, l’actualité du cinéma d’horreur américain s’est, du moins en partie, conjuguée au passé. Y a‑t-il matière à s’inquiéter de cette obsession pour un âge d’or révolu ? Si, en dépit d’un contexte difficile pour les salles américaines, les dernières aventures de Michael Myers ont à nouveau rencontré le succès (plus de 100 millions de dollars de recette), la bonne santé du cinéma horrifique s’est aussi mesurée à l’engouement suscité ces derniers mois par des films aussi différents que Smile, Barbare ou encore Terrifier 2. Entre ces productions indépendantes et les reboots les moins inspirés (exemplairement le catastrophique Jeepers Creepers : Reborn), on retrouve aussi le désir de renouveler, non sans malice, certaines figures familières du genre. David Gordon Green filme ainsi, dans le dernier volet de sa trilogie, le tueur de Haddonfield comme un croquemitaine dérisoire et poussiéreux faisant désormais « partie des murs » (dont il surgit parfois à la faveur de quelques jump scares), à force d’être ressorti du placard à intervalles réguliers depuis quarante ans. Quant à Leatherface, il est devenu une image de marque, apparaissant dès le générique du Massacre à la tronçonneuse de Netflix dans un spot TV miteux, avant que sa célèbre tronçonneuse ne se révèle être l’emblème d’un tee-shirt à la gloire de l’État sudiste. Dans les deux films, c’est avant tout la beauté de quelques plans tirés des chefs-d’œuvre originaux qui parvient encore à raviver la flamme d’une cinéphilie passablement nostalgique et s’abreuvant aux couleurs fanées de l’argentique comme à une source vive. Ce goût pour une « horreur rétro », signe possible d’une déférence exagérée pour les années 1970 – 80, n’en constitue pas moins un terreau fertile, à l’image de l’étonnant X de Ti West. Empruntant à plusieurs films de Tobe Hooper, dont Massacre à la tronçonneuse et Le Crocodile de la mort, le film, situé en 1979, est pour moitié le récit d’un tournage porno dont les acteurs sont décimés en l’espace d’une nuit par un couple de rednecks dégénérés. Alternant à‑côtés du tournage et mise en scène des prises de vues, le « film dans le film » apporte un contrepoids théorique au spectacle des corps (mis en pièces). C’est que l’alliance d’Éros et de Thanatos y compte finalement moins que la reproduction maniaque du format 16mm, portant le plaisir voyeuriste du spectateur à son acmé par la coalescence des fétichismes sexuels et cinéphiles.
À la pulsion de vie qui arrime tous les personnages de X s’oppose la morbidité de l’inégal mais inspiré Halloween Ends, qui a la bonne idée de liquider sa pesante mythologie pour explorer d’autres territoires plus inattendus. Gordon Green prend au sérieux la dimension profondément macabre du reboot en organisant les funérailles somptuaires de la saga et de son légendaire serial killer, dans une acmé quasi païenne où détruire le corps du monstre revient à l’effacer de la mémoire de la communauté. Broyé devant la caméra jusqu’à ce qu’il disparaisse intégralement du cadre, Myers est l’objet d’une profanation rituelle qui injecte un peu de barbarie à l’intérieur d’un film au romantisme vénéneux, évoquant plus souvent les rives noires du teen movie à la Nicholas Ray que celles du slasher traditionnel. Visage déchiqueté, bras sectionné, corps digéré et revomi : il aura beaucoup été question de cette violence primitive dans les films d’horreur de 2022. Avec un motif répété, jetant un pont inattendu entre des films aussi différents que Massacre à la tronçonneuse de David Blue Garcia et Nope de Jordan Peele : de Leatherface au singe Gordy, deux scènes de massacre s’ouvrent ainsi sur un simple échange de regards entre le monstre et sa victime, comme préambule à l’irruption d’une violence sauvage et imprévisible. La même logique est à l’œuvre dans le premier film de Zach Cregger, Barbare, variation sur les films de home invasion qui bifurque vers une épouvante claustrophobe dans la lignée de The Descent. Jouant sur la profondeur de champ pour ouvrir des lignes de fuite à l’intérieur d’un décor dénué d’épaisseur à force d’être cosy et aseptisé, la mise en scène s’amuse à révéler recoins et chausse-trappes, reliant différents espaces-temps de manière à ménager des ruptures de ton inattendues. Reprenant, à l’échelle du film, la logique même du reboot en réinitialisant son récit plusieurs fois, Barbare porte la peur à un point d’acmé avant de bifurquer vers un intermède comique, qui débouche à son tour sur un flashback mutique et glaçant. Pour bigarré que soit le résultat, cette manière de réinitialiser la mise en scène permet d’ouvrir l’éventail des possibles à l’intérieur d’un récit souvent imprévisible – qualité que le film partage d’ailleurs avec la structure chapitrée de Nope. À l’autre bout du spectre, le gore parfois ahurissant de Massacre à la tronçonneuse efface jusqu’au souvenir du film original au profit d’une narration réduite au minimum, où l’irruption ininterrompue de la violence participe d’une logique de terreur. Adeptes des chemins de traverse ou de la tabula rasa, ces films d’horreur seront donc parvenus à déjouer leurs programmes cadenassés par un art ludique du pas de côté.
Thomas Grignon
Horreur et vieillesse
Début octobre, un film d’épouvante diffusé sur la plateforme Netflix connaît un succès inattendu. Si Old People, réalisé par l’allemand Andy Fetscher, n’a rien d’un chef‑d’œuvre, il surfe toutefois habilement sur la vague d’une horreur gériatrique initiée par The Visit de M. Night Shyamalan. Ce sous-genre, qui a le vent en poupe, met en exergue une vieillesse aussi décomplexée que terrifiante en conjuguant la lassitude de corps déliquescents à l’élan révolutionnaire de véritables bannis de la société. Dans Old People, des patients ignorés par leurs familles s’échappent ainsi d’un EHPAD et, furibards, se comportent comme des zombies incontrôlables traquant sans répit tous ceux qui ne leur réservaient qu’indifférence ou mépris. Dépourvue de finesse, la morale générationnelle tient d’un violent rappel à l’ordre : à ne plus vouloir voir ses aïeux, on se retrouve avant l’heure à ne pas faire de vieux os. Un plan du film saisissant, pris tête-bêche, découvre une cohorte de silhouettes disposées sur la ligne d’horizon et prêtes à sévir, comme si cette armée d’ombres empruntées au Prince des ténèbres de John Carpenter avait subitement renversé l’ordre du monde. Enterrer les jeunes pour déterrer les vieux. Ainsi entrent en résistance les anciens : en faisant tomber un à un leurs cadets égoïstes, puisant par-là l’énergie d’un nouvel espoir dans la profanation d’une jeunesse irrévérencieuse. Une leçon que le vétéran Leatherface (plus de soixante ans au compteur) met également à profit. Dans la nouvelle version de Massacre à la tronçonneuse, produite également par Netflix, ce dernier gravite entre les couloirs d’un ancien orphelinat, apparenté à une maison de retraite désaffectée, et les rues de Harlow, une petite ville abandonnée qu’une poignée d’investisseurs veulent rénover pour en faire un endroit branché. Le célèbre boucher à la tronçonneuse aura tôt fait d’en décider autrement et de retrouver sa fougue passée pour découper en morceaux les jeunes indélicats venus empiéter sur son territoire. Danser sur leurs cadavres demeure l’ultime moyen de ne pas en finir et de revitaliser, avec plus ou moins de réussite, une franchise volontiers vouée au ressassement.
Cela est entendu : plus que les vieux, vieillir fait peur. Et d’abord à soi-même. Par exemple, comment ne pas être terrorisé par le rire glaçant de la grand-mère grabataire dans Abuela, le film de Paco Plaza ? Confrontée à son reflet sur l’écran d’un poste de télévision, la vieille dame semble se moquer de son visage déformé et de ses traits étiolés. Qu’importe que ce rire sardonique et interminable témoigne d’un moment de troublante lucidité ou d’une mémoire défaillante : l’image ne colle plus au corps, et cette impossibilité à se reconnaître ne fera qu’affoler l’esprit maléfique qui, déjà, rôdait entre les murs. Dans X, Ti West reprend judicieusement le motif du reflet comme source de dérèglement intempestif. Tout d’abord en recourant au split-screen : jeunes et vieux épousent des postures similaires tandis que la ballade mélancolique « Landslide » des Fleetwood Mac, chantée par une des protagonistes, anticipe peu à peu une fracture inéluctable, la jointure à l’écran appelant une césure. Ensuite, en mettant face à face, dans un même lit, la grand-mère Pearl et Maxine, toutes deux interprétées par Mia Goth. L’angoisse, ici, ne tient pas au fait que la décharnée Pearl puisse avoir encore envie de coucher avec la sensuelle Maxine, mais dans l’idée que ces deux corps n’en constituent au fond qu’un seul, se ressemblant tout en étant si dissemblables. Que voit véritablement Maxine lorsqu’elle se retourne et ouvre les yeux ? Son double encore enclin au désir mais prisonnier de son âge, ce corps déjà meurtri qu’elle s’empressera d’écraser avec un véhicule, lors d’une dernière marche arrière, comme pour oublier l’horreur d’avoir été. Il est dès lors moins question dans ce cinéma d’horreur là, rendu à la jubilation du pied de nez, d’embrasser le passé que de s’arracher à l’épreuve de sa mort.
Fabrice Fuentes