Encore sous l’effet des vapeurs d’opium et des douces caresses du velours rouge de L’Apollonide, on attendait avec impatience le nouveau film de Bertrand Bonello. On attendait de retrouver un univers de couleurs chaleureuses qu’on imaginait déjà aisément convenir au grand couturier. On attendait de découvrir, après celle du XIXe siècle finissant, l’enivrante décadence des années 1970 dans laquelle plongea Yves Saint Laurent. On attendait de voir comment la singularité et la radicalité de la filmographie de Bonello répondraient à un budget de 8 millions d’euros et à l’exigence de popularité qui l’accompagne. « Le Jour », « La Nuit », « Les Limbes » : dans sa composition toute dialectique, si Saint Laurent confirme à l’arrivée que Bonello est un grand cinéaste des fins de monde, il peine à convaincre sur son détournement du biopic.
Mythe
Édith Piaf, Cloclo, Coluche, Ray Charles… les biopics ne manquent pas de ces destins rêvés qui, de la pauvreté à la célébrité, ne renient pas leur extraction populaire ; où il s’agit bien souvent de fissurer le mythe pour permettre une plus grande identification. Ces codes du genre sont ceux que Bonello tente de dépasser. Dans le choix de son personnage d’une part : image de marque de la haute couture, aristocrate notoire issu d’une famille bourgeoise, Saint Laurent n’est pas exactement une preuve de la vitalité de l’ascenseur social ; et plus encore, le film s’ouvre alors qu’il est déjà au sommet de la gloire. D’autre part, si Bonello ambitionne de s’approcher au plus près de son personnage, il lui importe également d’en préserver le caractère mythique. Ce qui l’intéresse, c’est moins comment YSL en est arrivé là que ce qu’il en coûte d’être Lui ; moins le déroulement de la logique imparable d’un personnage mythique, facile a posteriori, que l’expression de ce qui échappe justement à la compréhension, au bout du mythe, dans ses fumées les plus denses.
Qu’en coûte-t-il alors, d’être Saint Laurent ? Célébrité mondiale à vingt-cinq ans, menant de front une double vie d’un travail acharné le jour et d’une débauche généreuse la nuit, doué d’une sensibilité exacerbée, Saint Laurent est unique. Mais cette singularité ne vient pas sans payer le prix fort : « J’ai créé un monstre, et maintenant je dois vivre avec », dit YSL. La solitude abyssale qui touche ce personnage, voilà sûrement ce qui ne peut pas être mesuré. En mettant en valeur le stupre de Saint Laurent, Bonello ne cherche donc pas à banaliser le mythe, à le rendre plus accessible. Au contraire, ce qui ressort de ses décadences nocturnes, c’est la profonde douleur qui accompagne son besoin sans borne de s’oublier.
Décadence
La force de Bonello est de capter, dans la tristesse de cette liberté pourtant décuplée, au cœur de la décadence, la grandeur d’un personnage qui sait voir l’exigeante beauté de l’éphémère. Cette beauté fragile, voisine du trivial, du laid. Il y a dans les plans d’orgies figés, dans les visages flottants de ces défonces collectives au LSD et à la cocaïne, une langueur et une mélancolie dont émane un profond désespoir en même temps que la grâce de l’instant. Ces goules ivres de champagne se perdent dans la chair pour mieux s’en affranchir. Les regards intensément amoureux que s’échangent sous substance YSL et Jacques de Bascher (celui qui le déprave), qui ponctuent généreusement le film (Gaspard Ulliel et Louis Garrel parviennent à une intensité touchante), sont traversés par cet immense désir d’être l’autre, aussi bien que par la souffrance jamais tarie de se voir toujours condamné aux limites de son propre corps.
En grand admirateur de Cronenberg, Bonello interroge inlassablement cette finitude inacceptable du corps. Dans De la guerre, il racontait par exemple l’histoire d’un homme qui, s’étant fracassé le nez en plongeant ivre dans une piscine vide, décidait de refaire son visage à l’image de celle dont il était éperdument amoureux… jusqu’à disparaître « à l’intérieur d’elle ». Du Pornographe aux prostituées de L’Apollonide en passant par le transsexuel de Tiresia, le corps est toujours sexué à l’extrême, jusqu’au basculement de son identité ; il est toujours affronté dans son aspect le plus vil comme dans sa noblesse. « Je crois à la brutalité des corps, dit Saint Laurent. L’âme est ailleurs. »
Cinéma mental
Transformé en marque déposée, distribué sous forme de produits dérivés, YSL ne se supporte plus, se fuit, se perd. Collant au plus près de lui, Bonello bascule alors, pour ses « limbes », dans un « cinéma mental » : hallucinations, allers-retours temporels entre l’enfant et le vieil homme, le réalisateur déconstruit la trajectoire empruntée jusqu’ici par le film pour épouser l’errance d’YSL. Mais en marquant trop clairement la rupture (par l’irruption d’YSL âgé — Helmut Berger), en affichant ouvertement le passage de son film à ces images « mentales », Bonello supprime ce qui leur permet d’exister pleinement (chez Lynch par exemple) : le doute. Le doute sur la nature des images qui s’offrent à nous, une angoisse du réel, une perte du spectateur comme du personnage sujet de cette diffraction du réel. Au contraire ici, par un effet de distanciation, le spectateur se voit contraint de constater cette errance d’YSL sans pouvoir la partager.
Bonello avait pourtant déjà montré sa maîtrise lorsqu’il s’agissait d’opérer un décalage des images, de faire surgir le fantasme, de construire des séquences à l’onirisme envoûtant ; autres marques d’un cinéma mental. Il s’appuyait alors souvent sur des lieux, des espaces. Dans De la guerre par exemple, la résidence champêtre devenait un lieu presque purement cinématographique, dans lequel les songes prenaient toute leur place en opposition à la ville. Dans L’Apollonide, le désir d’être ailleurs des prostituées ou les chimères des hommes n’existaient qu’autour de la maison close. Dans Saint Laurent, ce ne sont plus des espaces mais des temporalités différentes qui sont suggérées. Dès lors, les écarts semblent moins féconds : sans être chamboulé, à l’inverse de l’effet recherché, on devient en fait capable de reconstruire à travers ces allers-retours un destin assez factuel d’YSL, depuis ses premiers dessins d’enfant à sa vieillesse solitaire. Un peu à la manière des split screens assez pauvres entre les images des événements politiques de l’époque (Mai 68, IRA…) et les défilés à répétition (donc Saint Laurent est apolitique), ou encore entre différents points de vue cernant les mannequins lors du dernier défilé de 1976, les ellipses temporelles ne parviennent pas à insuffler de l’ampleur à la situation.
Amputant le couturier de son prénom dans le titre même du film, Bonello annonçait d’entrée de jeu la spiritualité exemplaire de son personnage. Le tour de force aurait alors consisté à préserver miraculeusement la sainteté d’Yves après l’avoir fait passer par tant de turpitudes ; ou plutôt d’en faire naître autre chose : un mythe moderne. Mais le film n’arrive pas à dépasser cette contradiction, perdu semble-t-il entre son désir de ne pas démythifier YSL et celui de s’approcher au plus près de lui.