Aujourd’hui place à Bertrand Bonello et son très attendu Saint Laurent, premier film de la délégation française présenté en Compétition Officielle. Le réalisateur de L’Apollonide s’attaque au mythe du couturier français (quelques mois après l’insipide hagiographie de Jalil Lespert), avec la force d’un cinéaste désormais assuré de son don d’esthète. Dans Saint Laurent Bonello gomme en effet quelques défauts inhérents à son style, tel l’agencement de coups de forces disséminés tout au long du récit (les anachronismes et les visions stupéfiantes de L’Apollonide, la séquence de danse psychédélique de De la guerre), dont les articulations, jusqu’ici trop évidentes, donnaient à voir des intentions devenues par la force des choses inopérantes. Heureusement, le cinéaste contourne ce risque du « geste » trop volontariste, pour développer pleinement une mise en scène friande de contrastes – et cette fois motrice d’une réelle imprévisibilité –, déjà présente mais encore trop timorée dans ses précédents opus. Le premier segment de Saint Laurent, passionnant, marie ainsi à merveille une aridité propre au style Bonello, par ses coupes abruptes et la représentation glaciale d’une micro-sphère (les ateliers de la célèbre maison sont aussi lugubres que les couloirs du manoir abritant la secte de De la guerre), à une frénésie décadente hyper-sensuelle, qui vient électriser la rigueur incisive du découpage.
On a pourtant qualifié par le passé, un peu abusivement, le travail de Bonello de « baroque ». Sans être complètement faux, ce constat réduit néanmoins son approche esthétique à un goût pour les décalages musicaux (le film en abonde) et les petits tours de force plastiques – dont sa passion pour le split-screen, avec ici un très habile diaporama historique et une séquence de défilé où l’écran est cisaillé à la Mondrian. Plus qu’un baroque, Bonello apparait comme un cinéaste obnubilé par la recherche d’une union entre la fermeté du filmage et la représentation d’un feu intérieur animant les protagonistes. Cette épure de la mise en scène (à l’exception des split-screen), confrontée à la volubilité de ce qui est filmé, rapproche dans une certaine mesure Bonello de David Cronenberg – cinéaste pour lequel l’auteur porte d’ailleurs une admiration maintes et maintes fois réaffirmée. À ceci près qu’à l’inverse des films du maître canadien, d’une densité folle, le Français est en quête d’une ampleur majestueuse, qui elle, affiche pleinement ses ambitions baroques. C’est là que Saint Laurent déçoit un peu, et que Bonello montre encore quelques limites, lorsque le film s’éloigne de sa sécheresse pour mieux embrasser la tentation d’un grand mouvement opératique.
Le film n’échappe pas non plus à l’écueil de la démonstration de petit malin, tant le cinéaste reprend des jalons archétypaux du genre pour mieux les mettre en échec et réinventer des motifs (le flash-forward, la séquence-synthèse, l’acmé triomphante, etc.) propres à l’exercice. Le film ne manque sur ce point pas d’ambition, mais la démarche parait un brin dérisoire au regard de ce que charrie par ailleurs l’objet. Parfois éblouissant dans ses scènes de fêtes nocturnes, moites et décadentes, Saint Laurent dresse surtout le portrait d’un animal-artiste bestial et passionné. Les serpents qui se faufilent au creux de ses draps lors d’hallucinations sous pilules ne sont pas tant de faiblards symboles d’un mal qui rôde (ou du mâle, l’épatant Louis Garrel) qu’une présence émanant du corps même de Saint Laurent – cf. ce fulgurant plan où les reptiles, noués sur le ventre du créateur, semblent jaillir de ses entrailles.
Il n’est dès lors pas interdit de voir en Saint Laurent une tentative d’auto-portrait d’un artiste dévoré par son travail (après tout, qu’est-ce que Saint Laurent si ce n’est un réalisateur, et Bergé un producteur ?) mais l’analogie, un peu facile, occulte l’énergie vénéneuse qui parcourt tout le long-métrage, au-delà de la seule figure centrale. Saint Laurent s’inscrit dans le prolongement de De la guerre et de L’Apollonide, films d’apocalypses intimes – l’abandon d’un quotidien dans De la guerre, le parfum crépusculaire de L’Apollonide – mus par un cheminement vers le vide (l’appendice finale du précédent film), ou la destruction. Cette mise en tension est à l’image du style de Bonello : sous les lignes parfaites de costumes haute couture, les corps sont en ébullition.