L’éditeur DVD Elephant Films publie ces jours-ci quatre films dits d’épouvante, réalisés au début des années 30, en format Blu-Ray/DVD pour trois d’entre eux, et en DVD simple pour La Maison de la mort de James Whale. Si trois de ces films sont américains — La Maison de la mort de James Whale, Double assassinat dans la rue Morgue de Robert Florey et L’Île du docteur Moreau d’Erle C. Kenton — et le quatrième anglais — Le Fantôme vivant de T. Hayes Hunter — tous sont redevables à l’expressionnisme allemand et aux grands thèmes de la littérature fantastique du XIXème siècle.
Comme le précise Jean-Pierre Dionnet en présentation, ces films ont été réalisés durant ce que l’on a coutume d’appeler la période pré-Code, c’est-à-dire tournés aux États-Unis avant l’instauration en 1934 du code de censure dit Code Hays, qui allait réduire les possibilités horrifiques des œuvres en les astreignant à une charte de bonne conduite. Le Code Hays ne concerne donc pas uniquement les films sociaux, de gangsters, ou les comédies aux mœurs légères en provenance des planches de Broadway. Car ici, l’expressivité des visages inquiétants, la résurgence des désirs enfouis ou contrariés, la dichotomie monstruosité/humanité, nourrissent des histoires qui, dans leur volonté de ne rien éluder des parts sombres de l’âme humaine, avaient de quoi affoler les maîtres censeurs.
Ombres et lumières made in Deutschland
Si, parmi les quatre œuvres éditées, trois sont américaines et une anglaise, il est indéniable que toutes sont esthétiquement redevables à l’expressionnisme allemand. Au point que parler de politique des auteurs n’aurait ici que peu de sens, puisque les films se construisent en partie, et même avant tout pourront dire certains, sur le travail de chefs opérateurs qui ont importé d’Allemagne le goût des jeux troubles entre ombre et lumière. Dans Le Fantôme vivant, on retrouve ainsi à la photo Günther Krampf qui a collaboré en Allemagne notamment avec Murnau, Pabst ou Robert Wiene. Et pour L’Île du docteur Moreau, celle-ci sera assurée par Karl Struss qui, bien qu’américain, avait été le co-directeur de la photographie sur L’Aurore, de Murnau, encore une fois. Toutefois, cette conception de l’éclairage ne répond pas à une simple volonté d’enrobage esthétique, mais vise à sonder et à faire surgir à l’écran les antres obscurs de la psyché humaine.
La Maison de la mort de James Whale, l’immense réalisateur, entre autres, de Frankenstein, La Fiancée de Frankenstein et de L’Homme invisible, est le film le plus réussi du lot. L’orchestration des ombres et des lumières crée du début à la fin un climat unique et fascinant. Nous sommes immergés dans une demeure mystérieuse, où chaque pièce semble avoir une identité propre à même de faire avancer le scénario. Le décor est toujours dans l’ombre, n’apparaît que par fragments, et il semble impossible de se faire une idée exacte des contours des lieux dans lesquels nous nous trouvons. Et bien évidemment, l’angoisse naît de cette incapacité à se situer, à pouvoir d’un regard définir l’espace qui nous entoure, de façon à anticiper les éventuels dangers et d’identifier les issues de secours. Le regard est constamment en train de faire le point, tente désespérément de se raccrocher à du tangible. Mais dans la nuit, au milieu des bougies et des miroirs qui se plaisent à déformer le moindre objet familier, l’idée d’attendre le jour en croisant les doigts devient vite l’issue la plus raisonnable à envisager. De plus, l’utilisation du son, notamment via la pluie et l’orage, vient constamment s’immiscer au sein du récit, les éclairs pouvant parfois empêcher tel personnage d’aller au bout de sa phrase.
Le Fantôme vivant vaut surtout pour sa première partie. Au sein d’un ensemble dans lequel les différentes pièces du puzzle et les personnages sont encore dispersés, la mise en scène parvient à unir ces pans disparates dans un flou mystérieux et flottant. Mais au milieu du film, l’ensemble des différents personnages converge dans la maison de l’égyptologue décédé, et au mystère des ombres se substitue un aplat sur lequel les protagonistes jouent leur partition, dans des dialogues à vocation parfois humoristique, mais qui contribuent à dissiper le brouillard qui jusque-là avait créé un climat mystérieux. La vision que nous avons de cette demeure est en cela révélatrice du changement opéré par la mise en scène, car si elle semblait étrange et fascinante lors des premières séquences, elle n’apparaît ensuite que comme un décor certes soigné, mais posé là comme un vulgaire bout de carton servant de toile de fond aux dialogues.
Double assassinat dans la rue Morgue est pourrait-on dire le plus cadré des films proposés. L’ensemble est visuellement remarquable, mais il y manque parfois une once de mystère, tant tout semble parfaitement délimité. Ce n’est pas via son mouvement à travers l’espace et le temps que l’image capture l’œil mais bien dans son aspect figé, qui imprime la rétine à l’instar d’une photo ou d’un tableau. Enfin, L’Île du docteur Moreau est des quatre films proposés celui qui offre le moins de distorsion visuelle, même si les séquences de nuit et la mise en scène de la demeure du docteur donnent lieu à un jeu de fines nuances lumineuses. Cet expressionnisme moins tranché est peut-être dû au fait que l’action se situe sous les tropiques, cadre moins propice au brouillard que l’Europe du nord imprégnée de gothique anglais et de romantisme allemand.
Quelle horreur ?
Films d’horreur, fantastique, d’épouvante, autant de genres et de sous-genres, de catégories au sein desquelles il serait fastidieux de faire rentrer les œuvres évoquées ici. En revanche, il apparaît intéressant d’identifier la provenance du mal, la nature des éléments perturbateurs et les motivations des individus à l’origine du chaos.
Le récit de La Maison de la mort est peut-être le plus simple, en cela qu’il ne fait pas appel à de grandes thématiques mythologico-scientifiques, mais repose sur ce qui pourrait simplement s’apparenter à un drame familial. Pris dans une tempête qui a embourbé leur véhicule, un couple accompagné d’un ami trouve l’hospitalité dans une étrange et inquiétante demeure perdue au milieu de nulle part. Au sein de cette immense maison d’un autre temps, ces voyageurs, rejoints peu après par un autre couple dans l’incapacité lui-aussi de continuer la route, ne tardent pas à soupçonner que nombre de pièces dissimulent des secrets, derrière des portes que leur arrivée va contribuer à ouvrir. En pénétrant dans une demeure que les propriétaires avaient pris soin d’isoler du reste du monde, ces étrangers vont malgré eux en troubler l’ordre interne, mettant à bas tout l’édifice savamment élaboré pour dissimuler les tares et non-dits. Les portes dorénavant ouvertes laissent pénétrer le refoulé, ce que l’on souhaitait cloisonner dans l’ombre, dans les pièces subsidiaires. Mais ce refoulé, lorsqu’il se déverse sans garde-fou au cœur même de la demeure, devient incontrôlable et provoque sa destruction. La maison isolée, loin de la civilisation, est celle de la famille dont l’existence est en vase clos. Elle ne vit pas horizontalement, au sein de la communauté qui l’entoure, mais verticalement, en son sein, sur différents étages figurant les strates de sa généalogie démente.
L’Île du docteur Moreau et Double assassinant dans la rue Morgue s’inscrivent quant à eux dans une tradition prométhéenne, dans la lignée du Frankenstein de Mary Shelley, où quand l’horreur découle d’expériences démentes effectuées par des pseudo-scientifiques souhaitant ravir le pion à la divine providence. En ne reconnaissant plus aucune autorité religieuse conçue comme seule détentrice des clés des mystères de la création, ces modernistes imbus de leur savoir et d’eux-mêmes souhaitent se substituer au Dieu créateur, afin de permettre via la science à l’émergence d’un type humain inédit qu’ils auront fait naître de leurs mains. D’ailleurs, dans L’Île du docteur Moreau, le docteur, interprété par Charles Laughton, n’hésite pas à inculquer à ses créatures mi-animales, mi-humaines, qu’il est le dieu unique à l’origine de leur existence, de façon à obtenir d’elles une totale soumission. En situant son laboratoire à ciel ouvert sur une île n’apparaissant pas sur les cartes, le docteur se coupe de l’humanité et fait de ce monde clos sur lui-même le centre d’une galaxie dont il est le démiurge. De même, dans Double assassinat dans la rue Morgue, le docteur devenu forain, interprété par Bela Lugosi, souhaite créer un être nouveau, mi-singe, mi-homme, en prélevant le sang de jeunes femmes préalablement enlevées et assassinées.
Enfin, dans Le Fantôme vivant, ce n’est pas la science qui déchaîne et enchaîne les hommes, mais la croyance magique en une vie terrestre éternelle. Un égyptologue sur le point de mourir insiste pour qu’on l’enterre avec un bijou égyptien qui est censé le faire renaître. Mais ce bijou, au pouvoir convoité depuis la nuit des temps, attire bien sûr à lui quiconque a eu vent de son existence. L’horreur, les comportements les plus vils, sont donc le fait d’individus qui, indifférents au sort d’autrui, sont animés uniquement par leurs pulsions d’autoconservation. Faisant écho à La Momie de Karl Freund et à certains films de la Hammer, Le Fantôme vivant manifeste un goût anglais, stimulé entre autre par la colonisation, pour les mystères de l’Orient tels qu’on les fantasme. Dans une Angleterre noircie par les fumées de la révolution industrielle, abrutie par un productivisme rationnellement conçu, certains individus cherchent à travers l’étude de cultes lointains matière à rêver, à s’évader et à croire en quelque chose qui les transcende. Les beaux jours de l’occultisme apparaissent alors comme une forme de réaction à la mainmise d’un matérialisme sinistre sur une grande partie des aspirations individuelles.