Troisième film de John Cassavetes, Un enfant attend est le fruit d’une expérience difficile. Remarqué par une première œuvre au ton libre et novateur (Shadows) suivie d’un essai plus classique au sein du studio Paramount (Too Late Blues), le cinéaste s’engage pour ce nouveau projet auprès de la société United Artists. Mais son aventure dans l’industrie hollywoodienne prend un goût amer, puisqu’il rentre en conflit avec le producteur Stanley Kramer qui le prive du montage final. Cassavetes ne se reconnaît pas dans le résultat et il tirera leçon de cette déception, choisissant à partir de Faces de retrouver son indépendance.
Un enfant attend se présente donc comme un film tiraillé entre plusieurs désirs et lignes de force. Cette divergence artistique résonne de manière étrange avec l’intrigue, qui oppose deux conceptions du soin auprès des enfants autistes ou déficients mentaux. Le docteur Matthew Clark (Burt Lancaster), à la tête d’un institut spécialisé, défend une position autoritaire et veille à éviter tout attachement fusionnel avec les pensionnaires. Jean Hansen (Judy Garland), fraîchement arrivée dans l’établissement pour animer des cours de musique, ne peut quant à elle réprimer son empathie, au risque d’afficher une trop grande sensibilité et d’apparaître pour les jeunes patients comme une mère de substitution. Cette différence de tempéraments se noue autour du cas précis d’un garçon, Reuben (Bruce Ritchey), réfractaire à toute activité et dont personne ne sait plus comment s’occuper. Jean établit avec lui un lien particulier et cherche à rencontrer ses parents, qui ne lui rendent plus visite depuis deux ans.
Si Cassavetes n’est pas l’auteur du scénario (écrit par Abby Mann), le film garde cependant sa marque grâce à cette friction constante entre rationalité et amour sans limite, qui trouvera son aboutissement dans le sublime Love Streams. La séquence d’ouverture, pur moment de mélodrame, souffle déjà le froid et le chaud : au seuil de la clinique, Reuben se voit proposer de conduire une voiture miniature tandis que son père l’abandonne au volant de la sienne. L’élégance de la mise en scène – de fluides mouvements de caméra et une photographie signée Joseph LaShelle, le chef opérateur de La Garçonnière de Billy Wilder – s’affirme comme un trompe-l’œil que la brutalité de la situation vient déchirer. Un crissement de pneus, un hurlement, et la souffrance de l’enfant apparaît dans son dénuement, tandis que l’écran se recouvre de noir à l’amorce du générique.
Ainsi l’académisme du récit – aux enjeux souvent appuyés – se trouve contrebalancé par une violence contenue à l’intérieur du cadre, toujours au bord de l’explosion. Cassavetes joue beaucoup sur les gros plans et atteint parfois une émotion presque documentaire en serrant les visages qui traversent ce décor – le film a été tourné dans un véritable institut psychiatrique. Quasi mutique, le personnage de Reuben existe par la seule force de son regard, implorant et démuni. Le cinéaste excelle surtout à diriger ses comédiennes. Fragile, chétive, Judy Garland semble porter sur les épaules le poids d’une longue carrière, et sous le fard de ses paupières se dessinent par instants les traits de la fillette du Magicien d’Oz, catapultée dans un monde aux contours plus rugueux. Gena Rowlands campe de son côté une mère toute en nuances, partagée entre inquiétude et culpabilité, préfigurant ses nombreux rôles cabossés à venir. Renié par son auteur, oublié par la critique, Un enfant attend souffre d’un dénouement raté, faisant la part belle au sentimentalisme, et d’une musique insistante. Mais s’il n’est pas la pièce maîtresse de Cassavetes, il possède une mélancolie qui mérite le détour et se bonifie avec le temps.