« Les gens n’ont de charme que par leur folie […]. Le vrai charme des gens, c’est le côté où ils perdent un peu les pédales, c’est le côté où ils ne savent plus très bien où ils en sont. Ça ne veut pas dire qu’ils s’écroulent, au contraire. Mais si tu ne saisis pas la petite racine ou le petit grain de folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer. » Ces mots empruntés à l’Abécédaire de Gilles Deleuze résument parfaitement Robert et Sarah (John Cassavetes et Gena Rowlands), que personne ne saurait aimer mieux qu’ils ne s’aiment, et encore cet amour-là, pour survivre, exigera d’eux leur désunion. De folie et d’amour, ce frère et cette sœur débordent, la seconde trouvant dans l’écoulement incessant de ce surplus sa seule raison d’être. Par un joli contresens étymologique autour du terme de philosophie, Cassavetes confondait, peut-être à dessein d’ailleurs, « amour de la sagesse » avec « étude de l’amour ». De cette méprise, le New-Yorkais a fait un programme, dont Love Streams, son avant-dernier long-métrage, constitue à la fois la culmination et le délire : une connaissance du monde qui passe par l’intensification de toute relation humaine jusqu’au point de rupture.
Le secret magnifique
C’est précisément par un divorce qu’entre en scène Sarah, rejetée par son mari et sa fille, submergés par ses attentions. Leur malaise perpétue celui qui saisissait les hommes en présence de Mabel dans Une femme sous influence, autre pelote de nerfs interprétée par Rowlands. Cet amour qui n’a de cesse de repousser ses destinataires tient autant de la tragédie que de la farce, deux humeurs contraires entre lesquelles le film oscille sans jamais perdre le cap de ses personnages. Il faut dire que, dès les premiers plans, Love Streams rompt tranquillement avec les choix de mise en scène que l’œuvre cassavetienne avait fiévreusement exaltés jusqu’alors, prenant du champ à grand renforts de plans larges et d’amples travellings. Son chromatisme nocturne, en particulier pendant les scènes de cabaret, anticipe davantage Blue Velvet qu’il ne convoque le souvenir de Meurtre d’un bookmaker chinois. À l’opposé du spectre, une séquence de rêve trempe sa colorimétrie dans une lumière aveuglante : rien, initialement, ne permet de la distinguer d’un flashback, tant réalisme et fantasmagorie s’enlacent ici dans une étreinte parfois trompeuse. Dans le premier tiers, le moins déconcertant, un montage parallèle œuvre en toute transparence à la convergence de deux trajectoires, un fil d’Ariane qui s’avérera cependant trop court pour ne pas s’égarer dans ce labyrinthe de passions incontrôlables.
À l’inverse de sa soeur, Robert Harmon vit sa solitude à l’ombre de la promiscuité. Charmant, cet écrivain à l’inspiration en berne l’a certainement été, même si son tempérament ombrageux a fini avec l’âge par éroder son pouvoir de séduction. Ce playboy échevelé vit dans une maison perchée sur les hauteurs d’Hollywood (celle du couple Rowlands-Cassavetes), où de jeunes filles rieuses sont plusieurs à partager son lit. Dès le réveil, Harmon les questionne avec insistance sur leurs passions sans pouvoir se résoudre à la trivialité des réponses qui lui sont faites (« la cuisine ! ») entre le jus d’orange et les œufs brouillés. Le soleil de la Californie lui réussit moins que ses nuits, qu’il passe dans des clubs interlopes à étancher sa soif de réponses au contact d’étrangères et de spiritueux. « Toutes les femmes magnifiques ont un secret et ce qui m’intéresse le plus, c’est de le percer », confie-t-il à une chanteuse (Diahnne Abbott) dont le mystère capture momentanément son attention, avant de s’évaporer au petit matin, en même temps que la gueule de bois. Perdu dans une quête qui exclut par nature toute existence conventionnelle, Robert est incapable de s’occuper de son fils de huit ans, Albie, que son ex-femme lui a confié pour le week-end. Il gèrera ces retrouvailles comme le ferait un flambeur de ses jetons : en dilapidant toutes ses affections lors d’une virée improvisée à Las Vegas, qu’il passera en compagnie d’une prostituée, plutôt qu’avec son enfant.
« L’amour peut-il être considéré comme un art ? »
Le film est ainsi, bifurquant allègrement, sans se départir d’une rigueur l’autorisant à toutes les libertés. Cette logique impérieuse procède d’une confiance absolue dans les acteurs, eux aussi dépositaires d’un secret que ce cinéma n’a eu de cesse de révéler, à force de chevaucher leurs lignes de crête. Mais la singularité de Love Streams au sein de l’œuvre qu’il clôture tient peut-être à la manière dont la folie des personnages gagne le film lui-même. Celui-ci fait entendre quelque chose d’un bégaiement premier, que seul un désapprentissage radical de son art pouvait permettre à Cassavetes, qui se croyait alors mourant, d’articuler. À la fois baroque et épuré, le résultat n’en demeure pas moins d’une grande unité sur le plan esthétique. Convaincu que « c’est l’atmosphère qui dirige le film », Love Streams remonte tour à tour les affluents du réalisme documentaire, de l’autofiction et de l’onirisme dans une odyssée à domicile qui, bientôt, fera de la demeure de Rowlands et Cassavetes une arche de Noé.
C’est qu’investie d’une nouvelle mission, Sarah se met en tête d’apprendre à son frère à aimer, en lui offrant des animaux ; à vrai dire une véritable basse-cour. Opération réussie, puisque Robert, devant cette dernière excentricité en date, s’engage à prendre soin d’elle et de sa ménagerie, « pour toujours ». Trop tard : celle-ci a puisé dans ses rêves la certitude d’une réconciliation avec mari et enfant. Noyé sous une tempête qui semble matérialiser les « torrents d’amour » du titre, ce nouveau départ referme un film dont le symbolisme des derniers plans a résisté à bien des exégèses. Souvent interprétée à l’aune de la maladie qui devait emporter le cinéaste (il survivra six ans de plus), cette fin où la Mort semble prendre la forme d’une séparation (entre Sarah et Robert, entre Cassavetes et Rowlands) ne remet nullement en cause l’immanence d’un cinéma où les épiphanies sont avant tout à chercher dans l’œil de ses acteurs. Cette séparation peut être envisagée plus simplement comme l’échec répété d’une éducation sentimentale, celle d’un homme et d’une femme d’âge mûr dont les émotions restent depuis toujours confinées à l’antichambre de l’enfance. Une inadéquation au monde dont l’épanchement perpétuel reste l’incurable symptôme : « Love is continuous, it doesn’t stop. »