L’Impossible Monsieur Bébé fait partie de ces curiosités de l’histoire du cinéma : aujourd’hui révéré comme l’une des plus importantes screwball comedy d’Hollywood, réalisé à une époque où le genre faisait salle comble, le film ne créa pas beaucoup de vagues ni de recettes à sa sortie, en 1938. Pour cause, entre autres, le statut de « poison du box-office » de sa star, Katharine Hepburn, et les dépassements de budget d’un réalisateur qui aimait prendre son temps – et se fit du même coup licencier de son studio, la RKO. Expliquant le relatif manque de succès du film, Hawks avait une réponse différente : selon lui, le principal défaut du film était qu’il n’y avait pas un seul personnage « normal. Tout le monde était dingue dans le film ». Le rythme du film, de fait, semble incontrôlable… Retour sur une petite merveille de comédie absurde et même un tantinet féministe…
David Huxley, paléontologue à la recherche de financements pour son musée rencontre une héritière déjantée, Susan Vance, qui se prend d’amour pour lui et cherche par tous les moyens à le garder auprès d’elle : un léopard apprivoisé appelé Bébé servira d’appât, puis un chien amateur d’os de brontosaure refermera le piège sur un homme déjà conquis (bien qu’il ne le sache pas encore). « Comment autant de choses peuvent-ils arriver à la même personne ? », s’exclame David Huxley. De fait, L’Impossible Monsieur Bébé prend dès les premières minutes un rythme effréné que le film ne perdra plus jusqu’au générique de fin : de duel de répliques en courses poursuites, la comédie s’emballe à un tempo qui relève de la virtuosité scénaristique – une virtuosité d’ailleurs toute à l’honneur de Dudley Nichols, qui avait l’habitude de briller plutôt dans les westerns de John Ford !
La femme hawksienne
Rien d’étonnant à ce que Ford et Hawks partagent le même scénariste : leurs carrières respectives ont des points communs étonnants. Tous deux politiquement profondément conservateurs, considérés comme les chantres de la virilité hollywoodienne, ils ont pourtant donné au cinéma américain certains des plus beaux et plus forts personnages féminins. Le léopard comme l’os de brontosaure ne sont bien sûr pour Hawks que des MacGuffin de comédie : peu importe ce que cet animal fait là et comment il y est véritablement arrivé (la réponse est plutôt expédiée), ce n’est pas le propos du film. Quinze ans avant Les hommes préfèrent les blondes, Hawks prouve déjà que l’homme n’est rien sans la femme, quels que soient les mécanismes de séduction étranges que celle-ci doit enclencher pour atteindre son but. Déjà vampirisé par une fiancée asexuée et collet-monté qui lui explique sans détour qu’il n’y aura ni nuit de noces ni quelconque rapport sexuel post-mariage, David se laisse ensuite entièrement dominer par Susan, malgré ses maigres tentatives pour lui échapper. Ainsi laisse-t-il entrevoir sa satisfaction à l’idée qu’elle « ne lui appartient pas » : sait-il alors à quel point sa réplique est clairvoyante ? Même amoureuse, une femme hawksienne n’appartient qu’à elle-même…
Code(s)
Les fameux censeurs du code Hays ne virent pas la plupart des sous-entendus sexuels du scénario, que l’ensemble du casting interprète avec une jubilation certaine (on n’oubliera pas de sitôt l’os que le paléontologue a tenté de mettre sans succès dans la queue du dinosaure), et ne réussit pas à faire couper la merveilleuse scène où pour cacher la culotte de Susan dont il a déchiré la robe, David Huxley marche derrière elle en se collant à ses fesses (une idée de Cary Grant lui-même)… Aucun couple ne pouvait aussi bien interpréter la subtilité hawksienne que Cary Grant et Katharine Hepburn, à l’aube de leur chef d’œuvre, Indiscrétions (George Cukor, 1940). Si Katharine semble tenir les rênes du film du début à la fin par son énergie démesurée, Cary Grant se laisse emporter avec la jouissance de celui qui a compris comment utiliser son rôle à son avantage. Il invente avec L’Impossible Monsieur Bébé le personnage d’intello à lunettes dépassé par les événements qui fera la recette de son succès, d’Arsenic et vieilles dentelles à Chérie je me sens rajeunir, et imité avec brio par Tony Curtis dans Certains l’aiment chaud. Mais surtout, il prend avec une délectation infinie la mesure d’un personnage qui, bien qu’ayant perdu la maîtrise de son corps, garde celle du mot de la fin. Alors qu’il se promène en robe de chambre de femme, Susan lui ayant volé ses vêtements, il répond à une tante affolée qui lui demande pourquoi il porte ces vêtements : « Because I turned gay all of a sudden ! » (« parce que je suis soudainement devenu gai/gay ! »). Inoubliablement osé.