Entre brouille et réconciliation, vie de bohème et grand train de la haute société, vie domestique et ambition artistique, entre, surtout, le baiser et la gifle, Édouard et Caroline est, à l’image de son titre, un film de la relation. Jeunes mariés, les deux personnages du titre s’aiment autant qu’ils s’engueulent et s’efforcent de concilier une vie au jour le jour et des désirs de confort matériel. « Quel bruit fait un mariage heureux », se demandait Stanley Cavell dans son ouvrage La Comédie du remariage, consacré aux intrigues des comédies américaines dans lesquelles un couple marié subit l’épreuve du doute avant de se retrouver. De l’autre côté de l’Atlantique, Jacques Becker fait suivre le même chemin à ses personnages.
L’habit fait le moine
Comédie légère, Édouard et Caroline se partage entre deux décors, le modeste logis du jeune couple et l’immense et fastueux appartement de l’oncle de Caroline, où s’organise une réception au cours de laquelle Édouard doit démontrer ses talents de pianiste à la haute société afin de se propulser dans cette sphère sociale aisée. Cueillis chez eux, au milieu de leurs activités domestiques, les deux jeunes amoureux ne sont pas prêts pour la soirée qui les attend : Édouard fait encore ses gammes au piano tandis que Caroline, en peignoir, récure la baignoire. Cette entrée du spectateur dans le récit, comme par effraction, permet d’introduire un ton de réalisme et de légèreté d’une étonnante modernité pour l’époque. La familiarité est tout de suite de mise avec ces personnages qui ne se sont pas apprêtés pour notre venue, dans un décor pas tout à fait rangé, avec une musique (toujours in) pas complètement rôdée, et des personnages pas encore dans leur costume.
Et justement, c’est dans ce passage de la tenue domestique à l’habit de soirée, que tout se grippe dans la relation amoureuse. Symbole de ce que l’on veut paraître autant que du statut social que l’on occupe, l’habit fait le moine, chez Becker. Passer du peignoir à la robe de soirée, de la tenue négligée au frac, n’est pas un geste anodin et ira jusqu’à remettre en question la pérennité du mariage. Les costumes sont utilisés par les personnages comme des accessoires témoins de leur personnalité et de leur humeur du moment : le « gilet d’habit » porté par dessus un pull over témoigne de la gêne ressentie par Édouard chez sa belle famille, ou le déshabillé qu’enfile Caroline en précisant qu’il n’est en rien un signe de réconciliation. Accessoire d’une grande importance, l’habit dit ce qu’on est ou ce que l’on voudrait être. Dans Falbalas (1945), déjà, la question de la représentation sociale passait par la mode et l’appropriation des tendances nouvelles. Là, aussi, le souci de la créativité artistique et le désir amoureux se mêlaient dans un même appétit chez le personnage masculin interprété par Raymond Rouleau. Si les désaccords deviennent irréconciliables dès qu’il est question de s’habiller, c’est que la sortie amène à confronter la petite cellule du couple au regard du monde. A l’image du premier et du dernier plan, pris de la chambre, mais montrant l’agitation de la rue, c’est la projection du couple dans la société qui rend complexe la relation entre l’homme et la femme.
La comédie sociale
Loin d’opposer les deux milieux sociaux dos à dos, Becker en explore les lignes de touche : Caroline hésite entre le talent de son mari bohème et l’élégance de son cousin rupin. Les femmes installées dans la haute bourgeoisie sont émoustillées par la présence du jeune musicien désargenté auquel elles font les yeux doux. En ce sens, Becker semble déprogrammer son scénario : il déjoue les attentes de la bête opposition entre les classes sociales pour dépeindre la cohabitation de deux milieux différents. Ce ne sont pas les purs antagonismes qui l’intéressent, mais la relation aux acteurs, tous excellents, et la relation des acteurs entre eux. Le numéro de charme, par exemple, que Florence dispense aux hommes de l’assistance, qui est aussi un numéro de comédie de l’actrice à l’égard du spectateur de cinéma.
L’oncle Jean Galland, qui prodigue son anglais avec snobisme, au point de rebaptiser sa nièce en « Carolaïne », alors qu’un Américain de passage lui fait dédaigneusement remarquer qu’il ne le comprend pas, ne sombre pourtant jamais dans la caricature et le cinéaste a la grâce de le rendre drôle sans le rendre risible. Les personnages jouent certes aux bouffons en société, mais ils ne sont pas pour autant assimilés complètement à ce qualificatif : bien sûr, cette bonne société fait mine de goûter les études de Chopin interprétées par le virtuose, mais ne s’anime vraiment que lorsqu’un pianiste amateur joue la danse populaire « La Raspa ». La comédie sociale à laquelle ils se livrent rappelle la compagnie joyeusement désespérée de La Règle du jeu de Renoir, dont Becker fut l’assistant. Si nous ne sommes pas là dans le drame, Becker le disciple n’en retient pas moins la leçon de son maître : tout le monde a ses raisons. Roués aux jeux de l’amour et de la société, ces personnages se mentent sans être dupe. Et justement, le drame de Caroline et Édouard n’est-il pas qu’ils se disent toute la vérité ? On n’habite pas une chambre exiguë comme la majesté d’un grand appartement, et surtout, on n’y cohabite pas de la même façon. La mise en scène joue de cette dichotomie des espaces pour montrer l’écart entre les aspirations du jeune couple et le réel de son quotidien.
Nouvelle Vague
À quarante ans passés, nous apprend l’excellent livret de l’édition DVD écrit par Charlotte Garson, Jacques Becker aurait quitté son foyer bien installé pour vivre la bohème auprès d’une toute jeune femme, Annette Wademant qui signe le scénario. Le réalisateur aux cadrages méticuleux s’allie la fantaisie de scénariste et de dialoguiste de la jeune femme ; la dialectique du couple dépeint se retrouve aussi dans le couple présent derrière la caméra. On ne peut s’empêcher, à la vision du gros plan dans lequel Caroline décroche son téléphone pour avoir les (trois) derniers mots de la dispute : « Merde, merde et merde », de penser aux hurlements choqués qu’avaient suscité le langage fleuri d’À bout de souffle. En l’entendant dire à son époux : « Tu me dégoûtes » à la faveur d’une dispute apparemment futile on entend résonner le « Je te méprise, et tu me dégoûtes quand tu me touches » de Camille dans Le Mépris.
Le très fameux article de François Truffaut à propos d’Ali Baba, qui pose le principe fondamental de la politique des auteurs, nous dit bien quelle admiration les cinéastes de la Nouvelle Vague vouaient à Becker. Édouard et Caroline semblent être les grands frères de Poiccard et Patricia, de Charlotte et son jules, d’Antoine et Colette, de tous ces personnages qui vont peupler le cinéma de la Nouvelle vague de leurs grandes ambitions et tracas quotidiens, de leurs goûts populaires et modernes aussi bien que classiques et lettrés. La Nouvelle Vague semble bien, en effet, jurer par cette conjonction qui unit une chose et son contraire, qui fait qu’un personnage est à la fois bon et mauvais, raisonnable et fou, amoureux et salaud. Merveilleuse comédie sur le couple et ses compromis, Édouard et Caroline surprend par la grande modernité de sa mise en scène, du jeu de ses acteurs, du caractère primesautier et fantaisiste de ses dialogues. Par le souci, également, de placer sur un pied d’égalité les différents registres artistiques, la musique se mêlant au récit sous sa forme la plus savante, comme la plus populaire. On retrouvera chez les cinéastes de la Nouvelle Vague cette volonté bien affirmée que l’on peut aimer Mozart ET le flipper, Balzac ET Monika. La relation, toujours.