Grands soirs et beaux lendemains est sans doute à ce jour l’édition la plus importante des films de propagande produits par le PC et la CGT entre 1945 et 1957. Empruntant son titre à la chronique de William Klein sur mai 68 (Grands soirs et petits matins, 1968), le coffret de Ciné-Archives, légitimement accompagné d’un livret faisant la part belle aux historiens, est une plongée passionnante dans la rhétorique communiste d’après-guerre.
Contemplations et châtiments
La plupart des vingt films de Grands soirs et beaux lendemains n’ont jamais eu leur visa d’exploitation, et n’ont donc jamais été montrés au public. Pis, la censure orchestra savamment la saisie intégrale des copies des œuvres parfois tournées dans la clandestinité, interdisant même les projections privées. C’est donc après un patient et impressionnant travail de recherche que Ciné-Archives, accompagnés notamment par le CNC dans la restauration de plusieurs des copies restantes, livre aujourd’hui ces témoignages d’une époque militante et d’une culture politique, prises entre les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, des guerres de décolonisation et les angoisses de la guerre froide.
D’innombrables questions politiques, sociales, productionnelles, culturelles se posent à la vision de ces documents qui n’ont jamais rencontré leur public originel. Regarder aujourd’hui un film de propagande financé par le PC ou la CGT (syndicat majoritairement communiste après la Libération) nécessite évidemment un accompagnement scientifique ‑et celui des deux DVD et de l’opuscule est d’excellente qualité. L’exercice ne tient pas seulement de la définition des codes esthétiques et rhétoriques de la sémantique communiste. Il est aussi classement, dans le fourmillement des thèmes abordés (le cinéma, la mine, le travail des dockers, les expropriations en Tunisie, l’impérialisme américain, etc.), et compréhension des enjeux soulevés, parfois éventrés par la plus pure tradition lyrique du parti de Thorez.
Le but premier de ces films était l’éveil des consciences : celle des électeurs avant les législatives de 1946 ou les municipales de 1947, celle des citoyens qui ne connaissent souvent pas le sort des colonisés. Se mêlent déjà les volontés pédagogiques et prophétiques, le désir de faire connaître, d’orienter et de soulever ces mêmes consciences. Les films les plus anciens représentent le parti communiste comme un mouvement de bâtisseurs : auréolé de sa participation à la Résistance, le PC, qui se glorifiait d’être le « parti des 75 000 fusillés » ‑le chiffre se situerait plutôt autour des 25 000‑, est le bras de la reconstruction. Dans le fameux Des lendemains qui chantent et le moins célèbre À la conquête du bonheur, tous deux datés de 1947, on perçoit ce qui fait toute la force de l’image communiste : la symbiose entre l’individuel et le collectif, la capacité des auteurs à filmer l’exemplarité des situations, à faire de l’image familiale une représentation humaine. L’œil d’aujourd’hui perçoit encore l’élan dramatique tiré des visages de joie et de souffrance se fondant peu à peu dans les cortèges que la police n’hésita pas à réprimer durement. Il voit aussi dans certains films plus longs, notamment ceux traitant de l’anticolonialisme, le savoir-faire rythmique des productions du PC qui se devaient d’élever sans ennuyer, de montrer le martyre et la révolte sans s’aliéner les potentiels électeurs.
« La nouvelle occupation a commencé »
Ceux des champs, La Grande Lutte des mineurs ou Vivent les dockers, font partie de ces films-tracts qui décrivent le quotidien indigne de certains corps de métier. La référence au cinéma soviétique, dans le cadre, le montage, la symbolique, est indéniable : du « ciné-poing » de La Grève d’Eisenstein (1925), manuel cinématographique de la représentation de la résistance à l’oppression, au « ciné-œil » de Vertov, les figures du répertoire russe, bien que francisées, sont célébrées. On y retrouve aussi toutes les grandes thématiques communistes : la fusion des couches sociales dans un corps global contre les « traîtres » jusqu’en 1947 (collaborateurs, munichois ou socialistes) puis contre les « puissants » après l’échec du PC aux élections et la sortie des communistes du gouvernement, représentant d’une classe politique désormais honnie. L’intérêt de ces sources audiovisuelles est aussi de redécouvrir toute la rhétorique (et ses fléchissements selon les époques) de la parole officielle militante : après 1947, c’est la logique militaire qui prédomine, avec ses aberrations, ses arrangements historiques et ses parallélismes hasardeux si ce n’est scandaleux entre les RPF et Pétain, entre les États-Unis et la Wehrmacht ou entre les manifestations d’après-guerre et l’état de siège militaire.
Les faiblesses intellectuelles et historiques de toute propagande, voire son ridicule, ne doivent pas faire oublier le discours avant-gardiste d’un certain nombre de ces films : Terre tunisienne (description sans fard des conséquences du colonialisme dans les zones rurales du protectorat) et D’autres sont seuls au monde (hagiographie d’Henri Martin) rappellent tout de même le positionnement parfois très progressiste ‑et très solitaire dans l’establishment politique- du parti communiste des années 1940 et 1950. C’est aussi au travers des images communistes que le grand public fut sensibilisé aux problèmes contemporains ; on notera d’ailleurs la relative absence des questions coloniales dans le cinéma de fiction de l’époque, Nouvelle Vague y compris si l’on creuse plus loin.
Si les amitiés politiques de certains représentants sont célèbres (Yves Montand chante L’Ami Pierre, Micheline Presle participe à l’appel de solidarité dans Défense du cinéma français), on connaît moins l’importance du PC dans la description du travail des techniciens du cinéma, qui passe le montage de courts-métrages intitulé Défense du cinéma français, par une ode à la fabrication des films. Fort intéressant aussi cette séquence montrant les manifestations contre les accords Blum-Byrnes qui liquidaient une partie de la dette française en échange de l’éradication du régime d’interdiction des films américains voté en 1939. Jean-Paul Le Chanois, réalisateur du déjà très militant Temps des cerises en 1938, y dénonce « l’importation massive de films étrangers » et la peur d’une saturation du marché du film par l’ouverture. Le deuxième DVD fait aussi la part belle à l’anti-américanisme (souvent primaire, il faut bien le dire) des films de guerre froide. Le plus emblématique, Les Américains en Amérique, tourné en 1950, est un monument de mauvaise foi, assimilant capitalisme et fascisme, mélangeant l’invasion des territoires nationaux par les Nazis et l’impérialisme rampant des « magnats yankees » qui « veulent nous habituer à la brutalité, au crime, à la mort » et « corrompre nos gosses avec des journaux qui exaltent le gangstérisme ». La « civilisation du revolver » contre la gastronomie française… Le postier de Jour de fête n’aurait pas osé une telle philippique !
Ces œuvres ont avec elles le souffle de leurs justes dénonciations, l’intérêt porté aux leçons de chose sociales et au respect, malmené, des droits de grève et de réunion. Elles ont aussi la grandiloquence des élans exagérés, le grotesque des images enfermées dans la logique discursive et obsessionnelle de la démonstration. De la Libération au Congrès mondial des partisans de la paix de 1949 en passant par la Fête de l’Humanité et les discours d’André Marty, Jacques Duclos et Maurice Thorez, les grandes étapes constitutives de la mystique communiste sont là. Empruntant aux genres fictionnels (notamment au film noir au cinéma soviétique) et non-fictionnels (La Bataille du rail et le reportage de guerre des années 1940), elles montrent le vrai rôle de producteur tenu par le parti communiste. Et commencent ainsi la plongée dans le chantier d’analyse d’images encore méconnues.