Après La Vendeuse de cigarettes du Mosselprom et Verdun, visions d’histoire, la Cinémathèque de Toulouse poursuit sa collaboration avec Carlotta, autour cette fois de La Grève, premier long métrage de Sergueï Eisenstein, agrémenté pour cette édition de bonus riches et intéressant, mais également et surtout d’une partition d’accompagnement écrite par le musicien moderne Pierre Jodlowski. Une partition pensée comme une entité propre, et dont l’existence légitime presque plus cette nouvelle édition DVD, que l’opportunité de revoir le film lui-même.
La Grève est le premier long métrage d’Eisenstein (fort opportunément, cette édition propose également dans ses bonus Le Journal de Gloumov, premier court métrage du réalisateur), réalisé en 1925 autour du thème de la révolte des ouvriers d’une usine contre les conditions de travail. La même année, le réalisateur réalisera une autre œuvre majeure, son Cuirassé Potemkine. Cela dit, si celui-ci peut à juste titre être considéré comme une œuvre de commande du régime bolchévique et une ode à la gloire des valeurs portées par la révolution russe, La Grève est un film plus singulier. Eisenstein, au moment où il réalise ce film, est totalement en phase avec les idées du régime au pouvoir en Russie, et c’est en prosélyte sincère qu’il met en scène la révolte des ouvriers, la morgue suffisante des patrons et actionnaires, et le bain de sang final orchestré par ces derniers pour punir les révoltés. Mais la main du pouvoir n’est pas encore ostensiblement présente sur l’épaule du réalisateur, dont on peut donc apprécier avec étonnement la maturité dans l’utilisation du montage et l’inventivité visuelle dans La Grève.
En effet, on peut déjà apprécier dans ce premier long métrage la « patte » Eisenstein dans son utilisation du montage, une utilisation frénétique du montage cut dans un but souvent éminemment symbolique. Ce montage, qui sera sévèrement critiqué par Tarkovski, projette le temps narratif hors de toute forme de réalité, préférant lui donner pour but premier la recherche de l’effet – ce qui, allié à une véritable foi dans les idéaux qu’il défend et à une imagination fertile dans sa symbolique, pourrait faire considérer La Grève comme étant lui aussi, comme le futur Cuirassé Potemkine, une œuvre simplement propagandiste. Ce serait omettre de noter toute la créativité qui parcourait à cette époque les réalisateurs de la Russie post-tsariste, et dont Eisenstein était l’un des représentants, mais non pas le seul. La Grève frappe autant par son utilisation du montage que par un travail remarquable sur la lumière et les structures qu’elle dessine, avec en point d’orgue l’image à la puissance dévastatrice des policiers montés finissant de réprimer le soulèvement des grévistes dans l’usine. L’audace des surimpressions utilisées par Eisenstein dans son film est également notable, et ce dès le début du film, lorsque le « O » d’un intertitre devient le rouage d’un des mécanismes de l’usine. Peut-être plus que tout, enfin, c’est la thématique animale qui frappe par son utilisation dans La Grève.
Interrogé sur Le Sang des bêtes dans Cinéma de notre temps, Georges Franju soulignait ainsi l’importance d’avoir utilisé le noir et blanc pour son film : « Si [le film] était en couleur, ce serait un film répugnant, tout simplement, parce que ce que recevrait les gens, c’est une sensation physique. Mais comme ce n’est pas en couleur (…), l’émotion que reçoive les gens est, je l’espère, une émotion esthétique. » La Grève est lui aussi en noir et blanc, muet de surcroit : c’est le même souci d’émotion esthétique qui semble primer chez Eisenstein – et le vecteur le plus efficace de cette émotion est certainement la symbolique animale, omniprésente. Les indicateurs des organes de pouvoir sont ainsi présentés tels des animaux, mais les animaux structurent également tout le film : un chaton violemment rabroué accompagne la peinture d’un ouvrier gréviste se laissant aller à la violence auprès des siens, une chèvre devenue le souffre-douleur d’autres ouvriers également inoccupés, les chats horriblement suppliciés qui ouvrent la séquence sur les bas-fonds de la ville… Mais plus que tout autre, c’est le massacre final des grévistes par les forces de police qui souligne l’importance de cette narration animale. Comme Franju dans son Sang des bêtes (qui se veut un documentaire (sur-)réaliste sur les abattoirs de La Villette), Eisenstein procède par analogie pour dépeindre la barbarie. C’est donc après un progression narrative où tout est montré, tout est démontré, qu’Eisenstein se permet son seul hors champs pour le film : l’équarrissement, redoutablement choquant, d’un bœuf que l’on égorge par la suite, remplace la scène du massacre des ouvriers dans son entièreté.
Cette terrible image clôt ainsi un film qui diffère de Potemkine par l’absence, finalement, de valeurs morales à soutenir. Les ouvriers grévistes font nombre d’erreurs, et ne sont aucunement sanctifiés par Eisenstein : ils peuvent être violents, veules, leur révolte sera finalement vaine ; tout autant que les patrons et leurs séides sont manipulateurs et haïssables. Mais l’avis final d’Eisenstein dans La Grève – de ne pas oublier ce combat et pourquoi il fut mené – résonne en symbiose avec un des idéaux du groupe intellectuel dont il faisait partie plus jeune, alors qu’il œuvrait encore dans le théâtre, le Proletkult : il convient d’éduquer la masse ouvrière par l’exemple dans l’art – et donc de mettre son art en scène pour en augmenter le plus possible la force évocatrice. C’est donc ici un premier film en forme d’avertissement intellectuel et moral, plus qu’une simple tentative de propagande, que cette Grève.
Comme l’historienne du cinéma soviétique Natacha Laurent le souligne dans l’un des bonus du DVD, La Grève n’était pas voulu par Eisenstein comme un film accompagné musicalement. On imagine donc sans peine le poids qui a pesé sur les épaules du compositeur moderne Pierre Jodlowski lorsqu’il s’est agi de proposer une composition pour le film. Et force est de se rendre compte que le défi est relevé par le compositeur, qui livre une partition évidemment moins accessible que ce qu’a fait Joe Hisaishi sur Le Mécano de la Générale – il s’agit de musique électronique, en partie réalisée à partir de sons préenregistrés. Que dire donc de cette œuvre à part entière, sinon que cette partition transforme La Grève est film aux auteurs doubles, Eisenstein et Jodlowski. C’est dans cette seule optique qu’il convient certainement de considérer le travail du compositeur : comme il le dit lui-même, son travail ne présenterait que peu d’intérêt, éloigné du film. Collant souvent aux images, la musique se propose d’exacerber le récit : il s’agit donc réellement d’un travail de mise en scène.
L’un des bonus du film donne la parole au compositeur lui-même, qui livre quelques clés pour mieux apprécier son travail, donc explicitement voulu comme une illustration sonore du travail visuel d’Eisenstein. Si cet éclairage est bienvenue, on peut cependant rester circonspect : ne vaut-il pas mieux laisser ces clés inaccessibles pour mieux apprécier le travail du compositeur dans son ensemble ? On laissera juger le spectateur. Accompagnant cette collection d’entretien, cette édition DVD propose donc le premier court d’Eisenstein, une interview d’une dizaine de minute avec l’historien Stéphane Sirot sur l’histoire des mouvements de grève (entretien suffisamment intéressant pour que l’on regrette sa brièveté), et enfin un long entretien tout simplement passionnant avec Natacha Laurent, historienne du cinéma soviétique donc, mais également déléguée générale de la cinémathèque de Toulouse, autour du cinéma russe post-tsariste et pré-stalinien. En définitive, l’opportunité saisie par Carlotta et la Cinémathèque de Toulouse de redonner une seconde jeunesse à La Grève avec une composition spécialement composée pour le film a surtout le mérite de ramener un film remarquable par son audace et son inventivité sur le devant de la scène.