On se souvient que la couleur pénétrait Follainville avec l’arrivée des forains, son manège, ses chevaux de bois, ses baraques. Elle venait barioler les tons beiges de ce petit village du centre de la France le temps d’un Jour de fête. Quarante ans après la réalisation du premier long-métrage de Jacques Tati sortait une version artisanale restituant ses coloris perdus. Aujourd’hui, c’est la version originale en noir et blanc qui ressort sur nos écrans grâce à la restauration initiée par Les Films de Mon Oncle. Où l’on (re)découvre que les éclats comme la patine nostalgique sont d’abord l’œuvre du rythme aussi tendre que vivace de ce poème visuel.
La petite histoire argentique du film raconte à elle seule, déjà, la confrontation de la tradition et de la modernité qui irriguera tout le cinéma de Tati, de ce premier Jour de fête (1949) à Parade (1974). Jour de fête devait être l’un des premiers films français d’après-guerre tourné en couleurs grâce au procédé Thomsoncolor, censé concurrencer le chatoiement spectaculaire du Technicolor américain. Mais la société Thomson-Houston n’eut pas la possibilité d’en tirer les copies, et le film aurait pu disparaître si le chef opérateur Jacques Mercanton n’avait eu l’intuition de doubler ces prises de vue de prises simultanées en noir et blanc. Bien que ce négatif original soit désormais détruit, une réédition en noir et blanc, numérisée en 2K à partir de positifs grâce au concours des laboratoires italiens L’Immagine Ritrovata (pour l’image) et de L.E. Diapason (pour le son), retrouve sa version d’origine. Belle ironie du sort, comme si Jour de fête résistait à travers son destin chaotique à la modernisation technologique initiée par les grands manitous d’outre-Atlantique, que le film égratigne avec cet humour élégant qui caractérise l’univers tatiesque.
Parmi les baraques et roulottes des forains accueillis par Follainville, un cinéma ambulant projette un documentaire sur les incroyables prouesses de la distribution du courrier en Amérique. Grâce à son commentaire, cet hilarant petit film dans le film transforme les postmen en de véritables cascadeurs. Mots d’ordre : vitesse et efficacité, quitte à perdre au passage-éclair du facteur toute la dimension sociale et humaine de la profession. Il n’en faut pas plus au crédule François, personnage créé dans le court-métrage L’École des facteurs (1947), pour décider de révolutionner sa mission en se lançant, plein de bonne volonté, dans une tournée « à l’américaine ». Son grand corps maladroit injecte ainsi l’Amérique dans tout le village, dont la géographie rendue par un art savant du montage se voit bousculée par le périple de cet idiot magnifique. De ruelles en petites routes, l’agitation égare François (incarné par l’inimitable grâce empotée de Tati) au rythme d’une succession de gags qui instaure une subtile temporalité. Jour de fête manifeste en effet le clash entre modernité et tradition en avançant à deux vitesses. Entre éloge de la lenteur et frénésie du progrès, le plan d’ensemble restituant le petit monde sédentaire de la France rurale est toujours déchiré par la course burlesque du facteur. Emporté par la fièvre taylorienne de son propriétaire, le vélo poursuit même son chemin tout seul, traversant la tranquillité sinueuse de Follainville, tel un cheval de western lancé à la conquête de la campagne.
L’absurdité de cette dislocation entre l’homme et son environnement ne se dit pas, elle s’éprouve. Même si Jour de fête est l’un des films les plus « bavards » de Tati, dont le joyeux bouleversement est commenté par la vieille commère, la parole est déjà reléguée au second plan. Le langage défaille dans le brouhaha fait de cris d’animaux, de la sonnette du vélo et des voix à peine audibles des villageois aux accents franchouillards. Il détruit la perspective sonore, amorçant le travail de mise à niveau insensée qu’exacerberont les films suivants. Entraîné dans une dépense physique qui rime avec une illusoire efficacité, le corps instable de François vacille dans une utopie intermédiaire sans parvenir à s’y faire une place. Le gag n’est donc jamais que la conséquence d’une sujétion aveugle et naïve aux rêves d’un autre territoire, d’une autre culture, laquelle gagne dangereusement du terrain. Aussi le burlesque de Tati n’est-il nullement un simple exercice de style en hommage aux maîtres Chaplin ou Keaton, mais bien l’expression d’une inquiétude visionnaire derrière le ton badin de sa légèreté comique. Aujourd’hui, plus encore qu’au lendemain de la guerre, Jour de fête prend une valeur archéologique, enregistrant avec nostalgie les vestiges d’une ruralité avalée peu à peu par la globalisation.