C’était là, discret, attendant d’être pris, échappé parmi la dernière fournée d’onze DVD de polars plus ou moins obscurs des années 1940 – 60 édités par Bach Films : « Jail Bait — réalisé par Ed Wood ». L’occasion était trop belle. Quoi de tel, pour le critique assailli chaque année par un bon paquet de films polis, réglés, décorés, calculés pour plaire à lui et à sa profession (et donc ne méritant que le soupçon), que découvrir une production de l’auteur du proclamé « pire film de tous les temps » pour remettre les idées en place ?
Ledit « pire film de tous les temps », c’était la série Z de science-fiction et d’horreur Plan 9 from Outer Space, réalisée en 1959 mais qui ne reçut cette « distinction » de la critique américaine qu’en 1980, soit trois ans après la mort de son auteur, en récompense pour son ratage technique constant, ses accidents de production aussi évidents que son budget de misère, sa narration aberrante, son esthétique au-delà du mauvais goût : le summum de la carrière du cinéaste. Est-ce à dire que ce film serait plus exécrable qu’un Eragon, qu’un Agathe Cléry ou qu’un Irréversible ? Cela se discute. Qu’est-ce qu’un « mauvais » film, au juste ? Un film techniquement tourné avec les pieds ? Un film qui n’a rien à dire ni à raconter (mais qui, pire encore, peut faire comme si) ? Un film au discours puant la mort ? On sent bien que l’adjectif « mauvais » est un peu trop générique et englobant pour être servi à la légère. En tout cas, il ne semble pas rebuter le moins du monde la communauté non négligeable de fans du cinéma foutraque d’Edward D. Wood Jr. Indulgence à toute épreuve, goût des plus douteux, attrait pervers pour l’échec et le ratage (à ne pas confondre avec les millions de Français qui ont fait un triomphe à la nullité correctement cadrée et montée Bienvenue chez les Ch’tis) ? Hypothèses un peu faciles, voire condescendantes. Après tout, si, comme disaient ceux de la Nouvelle Vague, « tout film est un documentaire sur son propre tournage », alors les errements de la production d’un film d’Ed Wood, plus que la difficile prise au premier degré d’un récit de genre détraqué, peuvent constituer une matière filmique involontaire et néanmoins digne d’intérêt, un motif de spectacle pas si honteux que ça.
« Prix abyssal »
Jail Bait est l’unique polar du cinéaste dont le nom allait rester associé à l’épouvante, à la science-fiction et au softcore (souvent en mélangeant tous ces genres). C’est aussi, peut-être, son film le moins délirant : il manque de certains des détails bizarres qui allaient constituer pour Wood une forme de signature, tel le familier tissu angora. Mais même sans ses plus voyantes excentricités, l’essentiel de la « patte » du réalisateur y est. À commencer par un scénario des plus fumeux et boiteux, dont les extravagances de série B ou moins le rendent paradoxalement assez prévisible. Jugeons plutôt : le fils à problèmes d’un éminent chirurgien esthétique se laisse entraîner par un voyou dans un braquage qui tourne mal. Tandis que l’étau de la police se resserre autour de lui, le truand, menacé d’être identifié, décide de faire chanter le docteur pour qu’il opère sur son visage… Et puis, comme tous les films de Wood, Jail Bait relève du pur cinéma d’exploitation, prêt à pas mal de choses pour attirer le chaland, y compris la publicité mensongère (l’affiche clamant « Danger ! These girls are hot !» paraît un peu présomptueuse sur le contenu du film). Ayant sous la main le jeune culturiste Steve Reeves (dans le rôle d’un des deux policiers), il ne se prive évidemment pas du plus petit et du plus improbable prétexte pour exhiber son imposant torse nu.
Le film comportait aussi, à l’origine, une séquence tout aussi gratuite d’effeuillage d’actrice, mais le distributeur du film, Ron Ormond de Howco Productions, la trouva un peu trop osée et lui substitua une séquence de comédie de cabaret tirée d’une autre de ses productions, totalement déconnectée de Jail Bait ! Un aléa de production qui donne un petit indice de ce qui fait le prix abyssal du film et de la filmographie de son auteur : le fait que toutes ses visées (récit de genre, divertissement d’exploitation, coup de théâtre final) se voient systématiquement contrecarrées — on serait tenté de dire : sabotées — par l’absence totale de maîtrise de l’ouvrage. De rythme, point : le film se traîne sur des instants vides d’intérêt (comme des personnages qui se dirigent vers leur voiture) ; la musique (empruntée à une autre production Howco, Mesa of Lost Women) est passée en boucle et sans interruption ! De constance dans le regard du cinéaste, pas plus : c’est cadré et monté au petit bonheur la chance. Et on ne compte pas les raccourcis aberrants, à l’image d’une intrigue aux détours surréalistes : la radio qui se déclenche toute seule, le téléphone qu’on décroche sans qu’il ait sonné, les sentences morales lapidaires balancées comme s’il en fallait absolument une. Ce n’est pas une simple incompétence qui apparaît chez Ed Wood : c’est une ignorance totale de la moindre notion de base de la narration cinématographique. Comment faire un plan, faire parler une succession d’images, créer une tension, un suspense, donner vie à des personnages ou à des idées : tout cela passe au-dessus de la tête du réalisateur qui n’en fait absolument rien, dispose ses éléments de récit comme il peut et les met en images à l’avenant.
N’importe comment, à n’importe quel prix
Mais alors, qu’est-ce qui pousse un tel réalisateur à continuer à faire des films en dépit de lacunes criantes ? C’est ce qui intrigue immanquablement à la vue de telles énormités, et qui explique sans doute pourquoi l’intérêt de certains a sauvé cet artisanat déglingué d’un oubli méprisant. D’un film à l’autre, Wood manifeste un acharnement évident à gérer les contraintes de la production fauchée avec toutes les ficelles possibles et imaginables ; à offrir à son public le divertissement qu’il attend selon ses termes et ses goûts à lui — si tordus et douteux qu’ils soient ; à vouloir créer de l’image qui raconte une histoire (parfois émouvante, comme la surréaliste fin de Jail Bait où, d’une certaine façon, un homme meurt deux fois) et exprime ces mêmes goûts — fût-ce n’importe comment. Il y a chez lui un rapport sincère au film, une envie de le manipuler pour y fixer un désir personnel (à ne pas confondre avec le désir de se regarder filmer), au-delà du manque de tous les instruments pour rendre cette envie productive. C’est ce que mettait en évidence cette biographie de 1992, Nightmare of Ecstasy, dont s’inspira deux ans plus tard le biopic de Tim Burton. Et c’est déjà plus que peuvent se vanter un certain nombre de réalisateurs installés et sûrs de leurs moyens et de leur maîtrise : les uns retranchés derrière leur professionnalisme pour fabriquer de la pâtée pour chat, les autres ne cherchant que des prétexte pour exercer un narcissisme creux de la manière la plus clinquante qui soit…