Film charnière entre la carrière au pays de Verhoeven (Pays-Bas) et son départ aux États-Unis (où il réalisera Robocop ou encore Basic Instinct), La Chair et le sang concentre les thématiques obsessionnelles du « Hollandais violent » : le sexe, la violence, la putréfaction morale de la société, l’anticléricalisme… La subversion chez Verhoeven est une seconde nature, la provocation un art de vivre. Et quand le cinéaste jette son dévolu sur le Moyen-âge, une époque marquée par la brutalité des mœurs et des rapports humains, il offre un des films les plus troublants des années 1980.
Martin (Rutger Hauer), mercenaire de son état, aidé par son clan de coupe-jarrets sanguinaires, pille, vandalise, viole et massacre tout ce qui lui passe sous la main. Héros profondément amoral, il est pourtant à l’image de son époque. Loin de la vision érudite et somme toute raffinée de Jean-Jacques Annaud (Le Nom de la rose), La Chair et le sang verse dès les premières secondes dans l’outrance propre au travail de Verhoeven. En plan-séquence, on découvre au pied d’un château fort pris d’assaut, une troupe de soldats, dont la clique de Martin. Le fourmillement humain, les explosions, les harangues d’une vendeuse de vin, l’enfant-tambour, tout concourt à propulser le spectateur dans l’anarchie guerrière moyenâgeuse. Et la suite est à l’avenant. Chassés par le commanditaire de l’attaque, car totalement incontrôlables, Martin et ses hommes fomentent leur vengeance. Ils attaquent le convoi d’Agnès, une jeune noble liée à leur ennemi (Jennifer Jason Leigh) et prennent possession d’une demeure fortifiée, massacrant au passage les propriétaires. Tandis qu’ils s’essayent à la vie de château, entre viols et beuveries, une épidémie de peste se déclare entre les murs. Convaincu d’être un élu de Dieu, Martin oblige son clan à demeurer près de lui.
En préambule, précisons que le film est interdit aux moins de douze ans, et c’est véritablement un minimum, tant le propos bouscule, perturbe, dérange. Au sommet de la perversion selon Verhoeven, trône une idée de la femme, vicieuse par nature. Avant Sharon Stone (Basic Instinct), Carice van Houten (Black Book) ou Elizabeth Berkley (Showgirls), c’est sur Jennifer Jason Leigh que le réalisateur a jeté son dévolu. Elle prête ses traits à Agnès, jeune aristocrate bien élevée qui tombe entre les griffes de Martin et consorts. Commence alors son martyre. Du moins le croit-on lorsque débute son viol collectif. Mais non content de mettre en scène de façon très réaliste ce crime éprouvant, Verhoeven prend le contre-pied du cliché de la victime pour transformer Agnès en nymphomane manipulatrice. Ce retournement des symboles (la vierge devenant catin), n’est qu’une des nombreuses provocations inhérentes au métrage. La religion, autre bête noire du Hollandais, en prend aussi pour son grade. Guidés par une statue de St Martin, les personnages adorent une idole, interprètent ce qu’ils croient être des signes de Dieu et justifient leurs vils penchants par leur croyance. Cette lecture blasphématoire de la foi irrigue La Chair et le sang, teintant le film d’une critique du fanatisme, péché malheureusement toujours d’actualité.
Pour ces raisons, et tant d’autres (la déliquescence morale mise en image avec une crudité rare, l’interprétation impeccable des acteurs, la musique de Basil Poledouris déjà aux manettes du classique Conan, la vision cauchemardesque du moyen-âge…), La Chair et le sang vaut le détour. Film culte d’un réalisateur culte absent des écrans depuis maintenant six ans, ce métrage fonde la genèse de la filmographie baroque et trop souvent dénigrée de Verhoeven. Un grand moment de cinéma.