Dans « Are You There God ? It’s me, Jesus », un épisode fameux de la série South Park, Jésus fait son retour dans la petite ville du Colorado à la veille du nouveau millénaire. Pour marquer le coup, il organise un concert à Las Vegas en compagnie du chanteur Rod Stewart, mais la petite communauté de South Park, écœurée par la médiocrité de la prestation, menace de le re-crucifier. Entre premier degré idiot et ironie dévastatrice, cet épisode raconte approximativement la même histoire que RoboCop. À l’occasion d’une rétrospective intégrale organisée par la Cinémathèque Française en 2016, Paul Verhoeven revenait sur les conditions dans lesquelles le film – son premier aux États-Unis – avait vu le jour. En juillet 1985, la société de production Orion Pictures lui adresse le script d’Edward Neumeier et Michael Miner, déjà refusé par la plupart des réalisateurs en vue de l’époque. Verhoeven en commence la lecture et l’abandonne au bout de quelques pages…
Sa femme va pourtant le convaincre d’accepter le projet en lui expliquant ce qu’elle a vu dans le scénario : une métaphore de la mort et de la résurrection du Christ transposée dans une dystopie (on est à Detroit, en 2043) où la lutte contre la criminalité est devenue une priorité politique et sociale. Du Las Vegas de South Park au Detroit de RoboCop, c’est au fond le même mélange de bigoterie, de bêtise et de violence qui est dépeint. Mais si le film se veut satirique – et offre un contre-modèle aux Rambo 2 et autres Rocky IV de l’Amérique reaganienne –, ce n’est pourtant pas l’obsession sécuritaire du peuple américain qui intéresse avant tout Verhoeven. En tant que machine à éradiquer le crime, RoboCop agit d’ailleurs assez peu, sauf dans quelques scènes outrancières qui le voient viser l’entrejambe d’un violeur ou jeter un preneur d’otages du haut d’un immeuble.
Martialité
Ce que le cinéaste néerlandais perçoit des États-Unis de manière beaucoup plus frappante, au point de l’imposer au spectateur en plein écran dès la scène d’ouverture, c’est le flux d’images déversées par la télévision, où se confondent information, publicité et propagande militariste. Ainsi, les menaces d’attentat terroriste sans cesse agitées par les médias cohabitent avec des spots où l’on découvre une famille réunie à table autour d’un jeu de société sur le thème de la bombe atomique. Dans cet univers à la fois franchement paranoïaque et éminemment martial, le personnage de RoboCop trouve aisément sa place ; le public l’accueille d’ailleurs comme son nouveau héros – une sorte de Captain America transcendé par la magie de la technologie et l’émergence (contemporaine de la date de sortie du film) des I.A. Autrement dit, le superflic de Detroit représente le bon soldat américain, celui qu’exalte presque à la même époque, sous le visage plus jeune et glamour de Tom Cruise, la propagande à peine voilée de Tony Scott dans Top Gun.
Dans RoboCop, c’est l’armure, le casque en acier et la promesse d’une restauration de l’ordre qui exercent un pouvoir de fascination : avant de devenir une machine policière, Murphy (incarné de façon volontairement fade, voire falote, par Peter Weller) n’était qu’un simple flic de quartier sans relief particulier. Au début du film, il remplace un collègue mort en mission, réduit à un simple nom que l’on efface d’un casier, dans le vestiaire d’un commissariat. Sa résurrection en RoboCop le fait entrer dans le monde des icônes du peuple, dont il incarne à merveille les fantasmes de justice expéditive. Elle ne comporte aucune connotation mystique, bien que Verhoeven ait toujours été fasciné par le pouvoir des images religieuses (de Jésus érotisé dans Le Quatrième homme aux scènes d’extase lesbiennes de Benedetta) ; le film la décrit au contraire de façon très froide et technique, en caméra subjective, comme Cameron le faisait quelques années plus tôt avec les images filmées en caméra thermique dans le premier Terminator. Le message est clair : si Jésus devait revenir pour sauver les États-Unis du crime et de la violence et bâtir une nouvelle Jérusalem à Detroit (ironiquement renommée sur une publicité : « Delta City, la ville qui trace une ligne d’argent »), il viendrait d’abord faire respecter la Loi, en bonne grosse machine de guerre, arme en main, cela va de soi.
Avec cette création génialement ironique, qui s’est presque extraite du film lui-même (au point de devenir à la fois une figurine et un personnage de franchise, pour le meilleur et pour le pire), Paul Verhoven lançait la partie américaine de son œuvre d’un grand rire sarcastique. Sommets d’outrance et de criardise dissonante, Showgirls et Starship Troopers boucleront la boucle quelques années plus tard, en revenant aux fondamentaux : Las Vegas, le fric et les pole dance d’un côté, la guerre de l’autre.