La dernière fois que Paul Verhoeven a donné de ses nouvelles, c’était avec Hollow Man en 2000, piètre adaptation à laquelle le cinéaste hollandais fut bien incapable d’apporter un peu de chair. D’une carrière américaine en dents de scie, on retiendra surtout Basic Instinct en 1992 – thriller surestimé et plagié jusqu’à plus soif – et la débâcle Showgirls en 1995 – ce monument de beaufitude dont la vulgarité confère, selon ses farouches défenseurs, au sublime. Adepte de l’esthétisme clinquant des Nineties, abonné aux actrices peu farouches, Verhoeven s’était fait le chantre d’un style ringardisé par le minimalisme chic des années 2000. Depuis six ans, il semblait avoir définitivement disparu, et un certain cinéma avec lui.
Avant de livrer ses obsessions en pâture à une Hollywood de plus en plus pudibonde et hypocrite, Verhoeven eut une carrière prolifique et passionnante dans son pays natal. Entre autres, Turkish Delices (1973), Spetters (1980) ou La Chair et le sang (1985) offrent un panel assez représentatif de l’esprit tordu de ce réalisateur fasciné par la violence et les compromis qu’elle engendre : la soif de pouvoir, le sexe, la corruption, la trahison… En revenant tourner dans son pays (et sa langue) natal avec Black Book, Paul Verhoeven laisse donc entrevoir la possibilité d’un retour aux sources assez intrigant.
Black Book, logiquement, s’avère être la synthèse de ses multiples expériences, et la vision du film évoque ce délicieux sentiment de redécouverte d’un artiste que l’on a un peu trop vite abandonné sur le bord de la route. Le scénario en lui-même est alléchant : à La Haye, sous l’occupation allemande, la chanteuse juive Rachel Stein est obligée de fuir après que sa cachette a été détruite. Sa famille massacrée, elle rejoint la Résistance et, sous le faux nom d’Ellis De Vries, parvient à infiltrer le service de renseignements allemand et à s’attirer les faveurs de l’officier Müntze. Elle va découvrir que le bien et le mal se cachent parfois dans les endroits les plus inattendus.
La première bonne nouvelle de Black Book, c’est qu’il y avait bien longtemps qu’un film ancré dans un contexte historique aussi codifié, sur lequel tout ou presque a déjà été dit, n’avait pas aussi bien allié pertinence de propos et grandeur de mise en scène. Black Book est un film extraordinairement épique, taillé dans un seul bloc, porté par un seul mouvement qui entraîne tout (comédiens, intrigue, spectateurs) dans son sillage. Verhoeven n’avait pas réalisé de film depuis six ans et celui-ci séduit par l’urgence de sa mise en scène, dont l’esthétique soignée (le glamour hollywoodien est parfaitement assumé, hommage évident à des films comme Les Enchaînés d’Hitchcock) n’empêche jamais la crudité de certaines images, cohérentes avec l’univers du cinéaste. Car en dépit d’une héroïne incarnée par une actrice au visage d’ange (Carice van Houten, une révélation), Black Book est un film sale où les horreurs de la guerre ne sont pas banalisées : sang, sueur, poils, entrailles, excréments sont autant d’éléments indissociables de cette période sombre de l’histoire, où l’être humain est réduit à sa chair, qui le conduira à son salut ou à sa perte. Belle et cruelle métaphore d’une époque où l’ombre de la « solution finale » planait sur le destin de beaucoup.
Logique, alors, qu’Ellis De Vries se serve de son corps comme d’une arme implacable dont elle use sans aucun vice, mais dans l’espoir de sauver sa peau et celle des siens. L’autre grande réussite du film est d’utiliser le principe élémentaire du scénario à tiroirs pour mettre les pieds dans le grand plat des conventions : sous les multiples rebondissements qui tiennent en haleine jusqu’à la dernière bobine, Verhoeven propose des personnages ambigus, où les méchants peuvent se repentir et sauver leur honneur à défaut de leur vie, où les gentils peuvent être aveuglés par la soif de vengeance, où le personnage principal lui-même n’est jamais réellement sympathique mais résolument humain. Rien de scandaleux dans ce désir pourtant grinçant de mettre en scène un spectacle porté par une complexité dont on avait oublié qu’elle était essentielle jusque dans des fictions basées sur la pire période de l’histoire récente. On peut faire la grimace devant les innombrables humiliations qu’inflige Verhoeven à son héroïne, et pourtant : inséparables de l’horreur vécue par des milliers de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, elles soulignent la résistance, le refus de se plier à la boucherie, le désir de vivre, tout simplement. Verhoeven, cinéaste humaniste ? C’est l’une des plus belles surprises de cette fin d’année.