Avant Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (réédité en 2011) et I Giorni Contati (inédit en France jusqu’en 2012), Tamasa Distribution ressortait en 2010 La classe ouvrière va au paradis. C’est une édition DVD de ce même film que le distributeur propose aujourd’hui au public, initiative qui s’inscrit dans une entreprise à long terme de redécouverte d’un cinéaste oublié, malgré une Palme d’or à Cannes en 1972 pour le film dont il est ici question.
Difficile de comprendre l’oubli dont fait l’objet le cinéma d’Elio Petri depuis des années quand on sait que beaucoup des films du réalisateur italien ont fait scandale à l’époque de leur sortie. Cinéaste militant issu de la classe ouvrière, il a incarné le cinéma politique italien des années 1960 et 1970, même s’il serait plus juste de dire que son cinéma a d’abord été humaniste dans les années 1960 (L’Assassin, I Giorni Contati), avant de devenir franchement militant dans la décennie suivante (Enquête…, La classe ouvrière…).
La classe ouvrière va au paradis, Palme d’or à Cannes en 1972 donc, conte la révolte d’un ouvrier zélé et de ses camarades dans une usine où la ligne de conduite est le travail aux pièces. Lulù (Gian Maria Volonté, qui excellait déjà l’année précédente dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon), est un acharné du travail, doublé d’un consumériste docile. Ses collègues ne supportent pas l’attitude compétitive dont il fait preuve, mais décident néanmoins de se mettre en grève le jour où l’une des machines lui arrache un doigt. Ce dernier rejoint alors la ligne militante de ses camarades ouvriers et devient le fer de lance d’un mouvement prônant la cessation d’activité jusqu’à la suppression du travail aux pièces.
Comme pour Enquête, le scénario d’Elio Petri (qui renouvelle sa collaboration à l’écriture avec Ugo Pirro) se concentre sur un personnage aux prises avec son milieu. Tantôt oppresseur (chef de la police dans Enquête…), tantôt opprimé (ouvrier dans La classe ouvrière…), Gian Maria Volonté incarne dans les deux films un individu qui tente, tant bien que mal, de se sortir du contexte aliénant dans lequel il se trouve et de ses enjeux politiques. Qu’il s‘agisse d’un policier assassin qui fait tout pour mettre ses supérieurs sur sa piste ou d’un ouvrier stakhanoviste qui décide d’entamer la révolte, Elio Petri raconte à chaque fois, à travers ces deux personnages, l’histoire d’une prise de conscience : d’un abus de privilèges dans un cas, d’un abus social dans l’autre.
En ce sens, le cinéaste se différencie de Francesco Rosi, précurseur du cinéma politique italien, dont le film Main basse sur la ville s’axait sur un groupe (les spéculateurs immobiliers) plutôt que sur un individu. Elio Petri supprime la distance, substitue les gros plans sur Lulù et ses camarades aux vues d’ensemble de la ville de Naples dans Main basse… Mais là où le film de Petri se singularise vraiment, c’est dans sa tonalité. Rarement on aura vu un film traiter de la lutte des classes avec autant de grotesque, aucun ton trop sérieux ne venant jamais l’enliser dans le didactisme ou la propagande. Lulù est bavard, séducteur, outrancier, etc. En témoigne l’extravagante scène d’adultère dans la voiture de celui-ci. Les tentatives de réunions de camarades à son domicile sont gauches et débouchent sur un fiasco total, personne ne trouvant rien à se dire. La lutte maladroite des ouvriers en grève et des escadrons de policiers convoque davantage le cinéma burlesque (on croirait voir, dans certaines scènes, Charlot fuyant ses assaillants) que le cinéma militant à proprement parler et Gian Maria Volonté a même un faux air de Jerry Lewis sur l’affiche. Elio Petri, qui a dédié le film à son père, ancien chaudronnier, ne manque donc pas d’autodérision pour dépeindre un milieu dont il est lui-même issu.
Le film s’achève néanmoins sur un goût doux-amer. Les grévistes ont obtenu satisfaction et se remettent au travail. Mais la bande-son infernale des machines et la gestuelle mécanique des ouvriers les renvoient à leur condition et laisse intact un problème de plus grande envergure, que le film refuse d’expliciter. Petri plonge ainsi son film dans un étrange mystère, dans des forces qui paraissent dépasser la simple question sociale.