Carlotta poursuit sa politique d’édition « militante » du cinéma italien : après La Chine d’Antonioni ou le Carnet de notes pour une Orestie africaine de Pasolini, c’est un film d’Elio Petri qu’elle rend de nouveau visible. Sorti en 1970, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon fut une bombe cinématographique, alors que bien d’autres bombes éclataient en cette période des « années de plomb ». Dérangeant, agressif, superbe, coécrit par Elio Petri et Ugo Pirro, porté par l’interprétation de Gian Maria Volonté et par la musique décalée d’Ennio Morricone, le film s’inscrit dans la meilleure veine d’un cinéma politique italien dont on aimerait qu’il renaisse aujourd’hui de ses cendres. Coïncidence, Baarìa sort en même temps que ce DVD : on peut voir là ce que le pouvoir politique italien contemporain préfère soutenir.
On dit qu’Elio Petri se réfugia à Paris quand Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon sortit en Italie. Le cinéaste avait montré le mixage final à Cesare Zavattini, Mario Monicelli et Ettore Scola : « fuyez ! », lui avaient-ils dit. C’est l’histoire d’un assassin que sa fonction rend proprement insoupçonnable : il est le chef de la brigade criminelle, promu au début du film au poste de directeur de la section politique. Autant dire : un intouchable. Il est « au-dessus de tout soupçon », moins parce que, dans la conscience commune, l’habit fait le moine (la statut de policier comme gage de moralité) que parce que la machine policière ne peut se permettre d’avoir une pièce défaillante sous peine de dysfonctionner, d’exploser. La démonstration est implacable : le policier (sans nom ni prénom : il ne vaut que par sa fonction, il est un symbole de l’autorité) a beau semer des indices de plus en plus confondants pour mettre les enquêteurs sur sa trace, rien n’y fait, il reste non pas « présumé innocent » mais bel et bien au-dessus des lois, non justiciable. Le contraire d’un « citoyen », donc. Le film ne peut qu’être une bombe, dans le contexte de l’Italie des années de plomb.
Le tournage du film est à peine terminé quand ont lieu des attentats de la piazza Fontana, le 12 décembre 1969. Dans un entretien avec Annarita Zambrano, Fabio Ferzetti (critique de cinéma au Messaggero) revient avec précision sur cette période noire de l’histoire italienne, et sur ce que l’on a appelé « la stratégie de la tension », soit la thèse selon laquelle les attentats terroristes étaient en réalité une stratégie du pouvoir destinée à favoriser l’émergence d’un État autoritaire, par l’instauration d’un climat de terreur. Le discours d’investiture du policier face à la section politique n’est pas sans rappeler le discours d’Hynkel au début du Dictateur de Chaplin, et l’on s’attendrait à voir ployer les micros sous la violence rageuse de sa vocifération. « Répression = Civilisation », crache-t-il. Et son public applaudit à tout rompre. Le film d’Elio Petri fait directement et concrètement écho à l’actualité politique italienne (les écoutes téléphoniques, la répression contre tout élément subversif (des homosexuels aux prostituées en passant par l’extrême gauche) etc.), tout en se situant à un niveau à un niveau d’abstraction qui en fait une allégorie du pouvoir en général. Enquête est un film kafkaïen (c’est d’ailleurs une citation de Kafka qui clôt le film), qui met en scène non pas des êtres humains, mais les pitoyables rouages d’une machine impitoyable, individus-robots, serviles serviteurs d’un engrenage systématique.
Le scénario du film, écrit par Ugo Pirro et Elio Petri, est réglé comme du papier à musique. Dans un entretien avec Jean Gili réalisé en 1973, Ugo Pirro déclarait : « Il y a des films qui acceptent l’improvisation, d’autres non. À chacun son dû et Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon reposent sur des scénarios qui ont une telle structure qu’il est impossible d’ajouter quoi que ce soit dans les dialogues ; ces films ne sont pas transformables. » Aucune liberté n’est permise. C’est le sujet même du film qui impose la forme de ce scénario qui se déploie comme une mécanique inéluctable, au point d’oppresser littéralement le spectateur. Troisième père du film, selon Fabio Ferzetti, avec Ugo Pirro et Elio Petri (nous ajouterons sans aucune hésitation Ennio Morricone) : Gian Maria Volonté, qui livre ici une interprétation magistrale. Le critique rappelle la force subversive d’un acteur (dont le père avait fait partie des brigades noires) qui faisait de son art un acte politique. Fan de polar, Elio Petri détourne ici le genre pour donner à Volonté le rôle dérangeant d’un policier qui tue sa maîtresse dès la première scène, acte proprement schizophrénique emblématique du fonctionnement malsain, fondamentalement vicié, de l’institution policière, voire de toute institution, dès lors que la machine s’emballe. En sortant de chez sa victime, il lève ses yeux vers les Tables de la loi reproduites sur le mur d’en face. Ironique allusion aux fondements moraux de notre société, dont il est censé être l’un des garant. On pense alors au « Tu ne tueras point », contredit a priori par la séquence inaugurale, mais aussi à cette autre injonction divine : « Tu ne prendras point le nom de l’Éternel », littéralement démenti par la mégalomanie démesurée de ce personnage tyrannique et tortionnaire, qui n’agit que pour démontrer la parfaite invulnérabilité que lui confère son pouvoir.
Comme chez Pasolini, l’analyse de la société passe par le prisme du comportement sexuel du protagoniste. Comme chez le Bellocchio des Poings dans les poches, la mégalomanie du personnage se conjugue à l’infantilisme. En ces années de contestation étudiante contre l’ordre des pères, le cinéma italien ne cessa d’analyser la société et les institutions (l’État, l’Église, la religion, les partis politiques etc.) à travers la lentille d’une dialectique père (mère)-fils. Le film égrène toute une série de flash-backs mettant en scène les « jeux » sexuels pervers du policier avec sa maîtresse (tout aussi excellente Florinda Bolkan). L’indépendance d’esprit de la jeune femme, emblématisée par cet appartement « Modern Style » dans lequel elle évolue, toujours nue sous des tuniques d’un exotisme sensuel et provocant, est singulièrement contredite par les jeux sado-masochistes qu’elle met en scène avec le policier : où il apparaît que ce qui l’excite, c’est l’Autorité et son cortège de répressions, punitions, violences verbales et physiques. Le meurtre de la jeune femme a tout l’air d’une mise à mort sacrificielle, dans laquelle le sacrifice de l’élément (pseudo)-déviant permet à la communauté de se renforcer. Le défi lancé par le policier à l’institution policière ne fait qu’en affirmer la toute puissance, et le meurtre apparaît comme une provocation infantile qui ne lui donnera même pas la satisfaction d’être puni, mais sera purement et simplement annihilée par une cérémonie finale de réintégration dans le corps « familial » de la police.
Il est vrai que cette dernière scène se présente comme un rêve fait par le protagoniste. Apparemment, à mesure que le film progressait, Elio Petri et les producteurs prenaient conscience de la bombe qu’ils s’apprêtaient à jeter dans le paysage italien : cette fin onirique laissait ouverte la possibilité d’une punition du criminel dans la réalité. Mais nous serions plutôt d’accord avec l’analyse brechtienne que fait Fabio Ferzetti de cette fin, le suspens final n’étant que l’ultime ambiguïté d’un film dérangeant, proprement cauchemardesque. Le spectateur prend de plein fouet une première scène magistrale dans sa capacité à susciter un malaise qui ne sera jamais levé. Florinda Bolkan enlace Gian Maria Volonté, en lui demandant : « comment me tueras-tu, cette fois ? » « Je te trancherai la gorge », répond-il. On croit à un jeu érotique. C’en est un. Mais quelques secondes plus tard, le corps de Florinda Bolkan, vu de dos, se pâme étrangement. La mise en scène de l’orgasme est celle d’une mise à mort. La scène est de ces ouvertures qui résonnent tout au long d’un film, ou sont comme la clé sur une partition musicale. La mise en scène a beau être « datée » (Fabio Ferzetti), c’est-à-dire très mouvementée, baroque, elle fonctionne à plein. Visuellement agressif, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon est difficile à soutenir, avec ses cadrages extraordinairement resserrés sur des visages moites, masques visqueux impénétrables sans humanité aucune.
Évidemment, la police tenta de bloquer le film, mais il profita, paradoxalement, du contexte, comme l’explique Ugo Pirro : « Le film ne fut pas bloqué par la censure parce qu’ils se rendirent compte que cela aurait provoqué un grand scandale. Le contexte politique – une crise de gouvernement et la volonté de la démocratie chrétienne de s’entendre avec les socialistes après les bombes de Milan – permit au film de sortir. » L’accueil public fut phénoménal, et l’accueil critique positif. La D.C. avait des réserves, certes, mais c’est peut-être l’extrême-gauche qui le critiqua le plus, ne lui pardonnant pas d’avoir stigmatisé ses divisions dans une scène du film.
Outre l’entretien avec Fabio Ferzetti, intitulé « La Stratégie de la tension », le DVD édité par Carlotta contient trois autres bonus tout aussi précieux et éclairants. L’entretien du même Fabio Ferzetti avec Ennio Morricone (« Ennio Morricone, la musique au corps ») est tout simplement passionnant. Le musicien raconte avec une émotion manifeste sa rencontre avec Elio Petri, à l’occasion d’Un coin tranquille à la campagne. Petri lui avait dit que ce serait leur seule et unique collaboration : au lieu de cela, il ne fit plus jamais appel qu’à Ennio Morricone, quitte à lui faire des blagues dont le musicien se souvient les larmes aux yeux (on vous laisse le plaisir de découvrir celle qu’il lui fit pour Enquête). Le musicien explique la nature de son travail (une composition uniquement d’après le scénario) et décortique, en parole et au piano, la musique d’Enquête. L’édition double DVD collector contient le CD de cette BO devenue un classique per se, grâce à ces sons d’ « instruments pauvres », mandoline, piano-forte, et surtout cette guimbarde caractéristique, qui colle si bien au personnage caricatural joué par Gian Maria Volonté et fait résonner la tonalité absurde, moqueuse, du film.
Dans le bonus intitulé « Regards croisés », Paolo Petri, épouse d’Elio Petri, et Marina Cicogna, productrice du film, reviennent sur le tournage du film, sa réception, la personnalité de Gian Maria Volonté, le travail d’Elio Petri et Ugo Pirro, l’Oscar reçu. Enfin, le documentaire « Elio Petri, notes sur un auteur », évoque en détail (80 mn) la figure d’un cinéaste politique engagé et aujourd’hui oublié. Ici encore, mêlés à des images d’archive et à des citations d’Elio Petri, les regards se croisent pour dresser ce portrait : des cinéastes (Robert Altman, Bernardo Bertolucci), acteurs (Vanessa Redgrave, Franco Nero), critiques (Jean Gili), qui témoignent de leur collaboration avec Elio Petri, de l’influence qu’il a eu sur leur propre travail, ou simplement de l’estime qu’ils ont pour cette figure contestataire et contestée. Les témoignages s’ordonnent autour d’une présentation chronologique de ses douze films, jusqu’à son ultime projet, dont il n’existe que le scénario, Chi Illumina la Grande Notte. Avec pour conclusion : un cinéaste dérangeant, que l’on a voulu bien vite « effacer », « mettre de côté », « enterrer ». Il en est certains que l’on a physiquement assassinés (Pasolini), il en est d’autres, peut-être, que l’on a symboliquement éliminés. Une chose est certaine : l’édition de ce DVD par Carlotta est un événement, et Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon est de ces films qui ne se laissent pas oublier. La preuve.