Cela faisait des mois qu’on l’attendait, le voilà enfin : l’incontournable Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa sort en DVD, accompagné d’un imposant livre d’entretiens avec le réalisateur. L’occasion, une fois n’est pas coutume, de s’interroger sur une pratique du cinéma – unique, personnelle, affective et accessoirement politique – plutôt que sur le film lui-même – aussi puissant, nécessaire, éprouvant et émouvant soit-il.
Le coffret inaugure chez Capricci une collection prometteuse : « Que fabriquent les cinéastes ». Il faudrait toujours se méfier a priori quand l’attention se porte plus sur les auteurs que sur leurs films : le risque point alors de voir ces derniers prendre les commandes de l’interprétation de leur œuvre. La réception des films, et a fortiori le discours critique, n’en ont pas besoin. Reste que, lorsque les cinéastes sont des personnes intelligentes, sensibles et pas obsédées par la bonne compréhension de leurs films, les écouter est souvent passionnant. Et des entretiens de la tenue de celui mené par Cyril Neyrat avec Pedro Costa, pourtant pas dénué d’un petit côté people haut-de-gamme (ouah, Costa habite la maison de Hans Christian Andersen et Thomas Bernhardt a vécu tout près !), on pourrait en lire à l’envi sans jamais avoir l’impression de se faire confisquer sa vision des films.
Costa n’est jamais dans l’analyse de ses propres images ; il possède par contre une étonnante capacité d’interprétation de ce qu’il fait, de ce qu’il observe, de ce qui l’intéresse. Même ses intuitions non développées en termes de pensée ont quelque chose de poétique qui frappe l’imagination. C’est peut-être parce que le français, qu’il parle parfaitement, est malgré tout pour lui une langue étrangère : l’écouter, le lire, c’est appréhender une syntaxe particulière, voyager dans une série de bifurcations, de parenthèses jamais refermées, de fulgurances. L’intérêt de l’entretien vient entre autres des propos que Costa tient sur d’autres cinéastes – Straub et Huillet, Rossellini, Ozu, Godard (dont il égratigne le vague romantisme occasionnel), Bresson (chez qui il ose épingler un certain manque de réel) ou Andy Warhol (dans les films duquel il décèle beaucoup plus de sérieux qu’on a bien voulu y voir). Il vient aussi de l’évocation de son parcours intellectuel et artistique, entre punk, musique contemporaine, classiques hollywoodiens et cinéma moderne. Mais il vient surtout de sa façon d’exposer l’éthique de vie et de pratique du cinéma à laquelle il aspire – qui ne saurait suffire à défendre ses films mais qui possède une force humaine et politique indéniable.
Il en parlait déjà dans l’entretien accordé à Critikat voilà quelques mois : Dans la chambre de Vanda est né, après Ossos, de la fatigue liée à une certaine pratique du cinéma « professionnel », faite de rituels vidés de sens, d’intrusion façon descente de police dans la vie des habitants du quartier où l’on tourne, de fausse urgence liée au manque de temps et d’argent, d’implication toute relative des membres de l’équipe… Pour Costa, un excès de fiction se formait derrière la caméra, nuisant à celle censée naître devant. Il part alors faire connaissance de manière plus intime avec le quartier, seul avec une caméra, un micro, deux pieds et un miroir. Il apprend à comprendre des gens qui l’attirent mais dont il n’hésite pas à dire qu’au premier abord, il a pu les considérer comme faibles, lâches, idiots.
Armé de la conviction un peu bravache qu’il faut le faire, qu’il a raison de le faire, que ce sera différent, nouveau, il se met donc à filmer quelques habitants de Fontaínhas. Sans complaisance humanitaire, en choisissant les personnes qu’il juge intéressantes. Croire en la présence entière, complice, de quelqu’un dont on sait d’où il vient en face de sa caméra : pour Costa, ça suffit à faire du cinéma, c’en est même une condition. Cette complicité n’exclut pas des incompréhensions : pas d’unanimisme illusoire chez lui. « Entre moi et l’autre, c’est très combatif, on ne sera jamais d’accord. Il ne comprend pas, il ne sait pas ce que je veux faire, mais il croit en moi, bizarrement. Et moi je crois en lui, de cette même manière bizarre, sans connaître son passé personnel, secret. Ventura ou Vanda me disent souvent : “Ne crois pas une seconde que tu peux me connaître, que tu peux savoir ce que j’ai vécu.” Je réponds : “Bien sûr.” Il y a du respect, une distance, mais un horizon commun. »
Alors, aidé parfois par un ingénieur du son, un ami ou les acteurs mêmes du film, il finit par ambitionner, à partir de moyens minimaux, un fonctionnement qui rappellerait paradoxalement celui des studios hollywoodiens de la grande époque : un travail quotidien, presque du fonctionnariat. Au bout de trois mois de bricolage filmé, Vanda lui demande quand ils vont commencer le film. « On a commencé !» lui répond-il. Il n’est pas sûr de faire un film, il filme la vie, ça pourrait être des répétitions, mais c’est ce qui va donner un film grandiose… Le cinéma se fait routinier, discret – pas pour s’effacer ou pour mimer une fausse transparence, un faux naturel. Il devient vie, travail. Parfois ça s’emballe, devant sa caméra les filles s’engueulent pour de vrai. Costa les interrompt en leur disant qu’elles en font trop, avant de se rendre compte qu’elles ne jouaient plus… Il les fait recommencer, sans exclure de se servir de ces disputes prises sur le vif.
C’est qu’un malentendu s’est vite installé sur le film, qu’on a qualifié d’étape majeure dans l’histoire du documentaire – peut-être pas à tort tant une logique du portrait et de l’enregistrement y est à l’œuvre, mais sans prendre la mesure exacte du travail effectué : pour Costa, c’est de la fiction, avec des plans pensés, des scènes élaborées, des acteurs qui travaillent, qui répètent un texte. D’ailleurs, bien qu’au détour d’un paragraphe il compare sa démarche à celle de Rouch, le cinéaste dit ne pas aimer le documentaire. Peut-être a‑t-il une interprétation particulière de l’objet comme du terme ; peut-être désigne-t-il ainsi le reportage, en opposition au cinéma – encore qu’il ait un rapport des plus contradictoires avec ce terme également : faire quelque chose, comme Straub ou Godard, qui ne soit peut-être même plus du cinéma, l’intéresse. En dernière analyse, Costa pointe simplement l’inanité de la barrière documentaire/fiction. L’un comme l’autre ont recours à la mise en scène pour accéder à un certain réel.
En bon straubien, Costa n’est pas intéressé par l’improvisation, la spontanéité, la fraîcheur des premières fois. Il entend faire sentir le présent qui passe, mais débarrassé de sentimentalité : ainsi fait-il parler comme si c’était hier d’une mort survenue six mois plus tôt, pour l’envisager avec un peu de distance. Pour autant, il n’hésite pas à utiliser des tensions réelles, comme celle des garçons qui se piquent les veines avec l’anxiété que la police qui rôde débarque à ce moment-là. En filmant ça, Costa prend d’énormes risques : faire embarquer tout le monde par la police, voir sous ses yeux un garçon rater son shoot et mourir… Ce n’est pas grand-chose pour lui, il relativise. Il y a une forme d’inconscience chez lui, une inconscience qui lui donne sûrement la capacité de filmer avec ce regard étonnant, impudique mais si beau, ce qu’il est possible de juger infilmable. On peut être choqué, y voir de la non-assistance à personne en danger. On peut aussi y voir une forme suprême de respect de la liberté de l’autre. Car il fait plus que filmer : il accompagne, écoute, s’implique dans la vie des gens qu’il filme – tout sauf des insectes à l’agonie observés par un entomologiste.
Costa assume qu’il ne veut plus faire que des films avec des gens qui s’y intéressent pour des gens qui s’y intéressent. Il y a d’évidentes puissances comme d’indéniables limites dans cette marginalisation de soi. Mais, pétri de contradictions, ce cinéaste très angoissé par la réception de ses films (terrifié entre autres par le débat médiatique et politique qui a suivi la sortie d’Ossos au Portugal) affirme aussi vouloir faire partie du cinéma « non-artistique » et voir ses films distribués là où on ne veut pas les distribuer : dans les multiplexes, aux côtés de Tarantino… tout en confessant ne pas aller au cinéma voir des films contemporains. Tenté en fait par les extrêmes, il se dit d’accord avec Chantal Akerman, qui lui dit un jour : « Il faut faire des films très, très, très pauvres ou très, très, très riches, mais des films moyens, ça donne rien. » C’est peu dire que le cinéma du milieu, Costa doit peu s’en soucier…