Si l’on en croit le livret du DVD du Bandit, il serait bien difficile d’établir avec certitude la filmographie d’Edgar Georg Ulmer avec précision, tant semblent nombreuses ses collaborations non signalées – dont un grand nombre sont avant tout indiquées par un Ulmer aux affirmations parfois peu crédibles. Une certitude, cependant, semble irréfutable : deux films majeurs sont attachés à son nom (Le Chat noir, splendeur expressionniste réunissant Karloff et Lugosi, et le film noir Détour). Le filmographie officielle, déjà colossale, du réalisateur, comprend pourtant bien d’autres films d’importance, comme Les Hommes le dimanche, ou ce Bandit, qui fait certainement partie des plus méconnus. Limité (mais aussi transcendé, semblent estimer Bertrand Tavernier et Patrick Brion dans les bonus du DVD) par son manque de moyens, Le Bandit parvient malgré tout à ouvrir des horizons magnifiques.
À son exploitation en France, le film d’Howard Hawks The Big Sky (1952) devient La Captive aux yeux clairs. Pas forcément honteux pour autant, ce titre échoue à évoquer la grandeur lyrique de sa version originale. C’est que le western, à son plus populaire, était avant toute chose un genre commercial, à l’exploitation utilitaire – on n’a sans doute guère fait de place à sa poésie. C’est d’autant plus vrai pour les films à petit budget, tel que ce Bandit plutôt viril, titré en version originale The Naked Dawn, « L’Aube nue ». C’est donc peu prévenu que le spectateur francophone va approcher ce western de la dernière partie de la carrière d’Edgar Georg Ulmer – un budget minimaliste, pour un tournage d’une dizaine de jours, le plus souvent en intérieur, devant une toile peinte évidente. Et pourtant, le souffle des grands espaces est bien présent, soutenu par un script lyrique et somptueux. Placés dans la bouche de peón miséreux, de bandits de grand chemin, les dialogues très littéraires les transforment, comme ils transforment le film. Celui-ci prend, au fil du récit, des airs de conte rousseauiste – tandis que les personnages ne se contentent pas d’incarner des allégories, mais deviennent des êtres de chair crédibles, complets, et pétris d’idéal.
C’est le cas pour Santiago, particulièrement. Incarné par Arthur Kennedy, c’est le bandit du titre – un bandit inédit, baroque, formidable. Autant prêtre que moine, pèlerin perpétuellement en lutte avec la divinité pour percevoir et comprendre les limites de la condition humaine, c’est également un personnage de western de son plein droit. Épris de liberté et d’idéal, il n’a pourtant pas accès aux grands espaces, aux territoires à conquérir qui font, habituellement, la toile de fond du genre. Ceux-ci ne lui sont accessibles que dans le rêve, le fantasme western de l’indigent. Souriant, confiant, sans pour autant être inconscient de la tragédie latente qui le menace, Santiago est le pendant positif, rêveur et lyrique de L’Homme des hautes plaines de Clint Eastwood : un avatar du rêve de la conquête de l’Ouest. À l’époque d’Ulmer, sans doute y croyait-on plus qu’à celle, vingt ans plus tard, des derniers feux du western spaghetti…
Pourtant, si le Bandit a à cœur d’intégrer les idéaux du western, il le fait dans un cadre peu commun – avant toute chose, ce n’est pas tant un film de l’ouest qu’un film du sud, situé à la frontière américano-mexicaine à une époque indéfinie (on y voit déjà une voiture), là où le réel a déjà rattrapé le rêve, et où seul une créature étrange et absolue telle que Santiago peut encore professer de croire en un idéal. Les enjeux du film sont, par ailleurs, tout à fait médiocres : on y meurt pour voler des montres, on y trahit pour une poignée de pesos, on s’enorgueillit d’être parvenu à acheter un lopin de terre dans lequel on pourra se faire enterrer… Les grands espaces sont cloisonnés, autant par la forme cinématographique que par les faits qui accablent les protagonistes. Ulmer ne se laisse pourtant pas désarçonner par son manque de moyens. Le réalisateur ne laisse pas aux seuls dialogues le soin de convoquer à l’écran l’intensité des sentiments mis en jeux, et sa caméra capture des moments profondément pathétiques (la mort de son complice au début du film, les rapports entre Santiago et Manuel) ou d’une sensualité remarquable (notons d’ailleurs l’originalité formelle de ces scènes, où l’on cadre une danseuse de bar de sous la jambe croisée d’une spectatrice, comme l’incongruité magnifique de la scène de douche de Betta St John…).
On distingue dans The Naked Dawn l’essence des préoccupations intellectuelles et morales qui structurent aujourd’hui l’univers de Terrence Malick : la capture de l’essence idéaliste, déiste, d’une certaine idée de la vie de l’homme. Cette édition DVD est accompagnée d’un livret qui, pour fourni qu’il soit, paraît un peu bâclé (récit du film dans son entier au dos du DVD, orthotypographie hasardeuse, présentations par Bertrand Tavernier et Patrick Brion qui révèlent des moments clés de l’intrigue au prétexte que l’on aurait déjà vu le film). Pour autant, il ne faudra aucunement hésiter à se procurer ce très beau et rare film : peu importe l’écrin, quand il contient un diamant.