« Le meilleur film de fiction allemand », c’est ainsi que fut qualifié par la critique, lors de sa sortie en 1930, Les Hommes, le dimanche. Il n’est donc pas étonnant que Raymond Bellour choisisse de lui consacrer un numéro de la collection des éditions Yellow Now dévolue à des études de films. D’autant que cette œuvre très rare en France, qui se situe à la croisée de nombreux chemins, est nimbée de plus d’un mystère.
La première raison qui contribue à faire des Hommes, le dimanche un mythe réside sans doute dans la question de la paternité de l’œuvre. Si la réalisation, officiellement bicéphale, est attribuée à Robert Siodmak et Edgar Ulmer, les noms de futures grandes gloires se bousculent au générique : Billie Wilder (qui deviendra Billy en franchissant l’Atlantique), Fred Zinnemann, Curt Siodmak et Eugen Schüfftan. Qui a fait quoi dans ce chef d’oeuvre, peut-on attribuer un plan, ou une trouvaille, à l’un des membres de l’équipe plutôt qu’à un autre, peut-on sentir le génie personnel de ces artistes débutants dans cette oeuvre collective ? Sous la forme d’un whodunit hitchcockien, un chapitre du livre mène une enquête génétique du projet, rendue difficile par le peu de documents de tournage, ainsi que par leur nature – des témoignages qui s’avèrent souvent contradictoires.
Tourné muet quelques mois après l’apparition du parlant, Les Hommes, le dimanche se présente, dès le premier carton, comme « un film sans acteurs ». Raymond Bellour s’intéresse à cette oscillation permanente entre scènes documentaires et moments fictionnels. Au début du film, un jeune couple se dispute, et leur désaccord les pousse à découper sadiquement les portraits de stars, collectionnés et épinglés sur le mur de leur chambre. L’aspect lisse des images des comédiens professionnels, posant sur les photos, bien mis et maquillés, contraste avec le physique sans apprêt des non acteurs. Le jeune homme refusera d’aller au cinéma, et partira seul, le lendemain matin, chercher « l’aventure au coin de la rue », dans la vraie vie. Le souffle de la vie au naturel plutôt que les fards du cinéma institutionnel, voilà, nous dit Bellour, ce que prétend chercher le film.
Sous une forme très libre, le récit suit les chassé-croisés de cinq jeunes gens berlinois pour qui arrive le moment attendu toute la semaine : le dimanche. À l’image de cet instant de liberté dont jouissent ses personnages, le film vagabonde entre plusieurs genres, lieux, ambiances, commence par le tumulte de la grande ville pour continuer dans les grandes étendues de la plage du lac Wannsee, proche de Berlin. Le mouvement permanent du film se voit un temps interrompu lors l’émouvante séquence dans laquelle un photographe prend des clichés des passants, tous âges confondus. Le cours du film se fige alors à plusieurs reprises, s’arrêtant pour observer les traits de ses contemporains : faire le portrait au naturel d’une génération travers des instantanés. Fidèle à son intérêt pour la confrontation des images fixes et animées, Raymond Bellour consacre un chapitre à cette scène précise.
Rarement une étude sur un film aura joué à ce point le mimétisme avec l’objet de son attention. Là où le film change sans arrêt d’humeur, passant sans ambages du tumulte urbain au calme bucolique, l’ouvrage de Raymond Bellour saute, dans une même phrase, de l’étude d’un plan à des considérations ontologiques sur le cinéma. Le texte papillonne d’une idée à la suivante, suit une piste avant de passer à une autre. Construit en chapitres déliés les uns des autres, le livre s’attache à décrire des images du film, mais aussi étudier l’admiration que lui voue Jean-Luc Godard qui aime à le citer. Puis se consacre à des comparaisons avec d’autres films, d’hier ou d’aujourd’hui, cherchant des échos du côté de Boris Barnet ou Dziga Vertov, ou tissant également des parallèles avec Jia Zhang-ke. En multipliant les points d’entrée dans le film, le texte de Raymond Bellour, loin d’apporter des réponses aux énigmes qui semblent sourdre du film allemand, distille un entrelacs d’idées éparses qui tirent souvent vers la confusion.