Du 4 juillet au 5 août, la Cinémathèque Française consacre une rétrospective à l’œuvre d’Edgar G. Ulmer. Personnage à part, assistant de Murnau et Fritz Lang, co-réalisateur avec Robert Siodmak des Hommes le dimanche, ce cinéaste, une fois passé aux États-Unis, n’officiera pourtant qu’au sein de petites productions, de séries B parfois totalement fauchées. Mais, dans ce contexte difficile, il saura créer malgré tout une œuvre certes chaotique et inégale, mais aussi étrange et envoûtante, et même parfois, l’espace de quelques plans, de quelques séquences, d’une immense beauté.
Pour parler d’Ulmer, il faudrait ne pas trop rentrer dans le cœur du sujet, ni prendre les histoires à bras le corps. Il faudrait essayer dans la mesure du possible de rester en surface, de se contenter de retranscrire ce qui fait la force des ses films, à savoir une mise en scène qui nous laisse souvent dans un état de flottement. Comme si chacune de ces histoires nous était dissimulée par un fin voile certes transparent, ce qui nous permet de voir ce qui se passe, mais tout en établissant entre le spectateur et le récit une forme de distance. Un fin voile soufflé délicatement par le vent, dont le mouvement nous berce et nous conduit au fil des minutes dans un état proche de la somnolence. Alors, il nous est compliqué de cerner ce qui se passe. Nous suivons les actions et la dramaturgie, grâce à une construction classique parfaitement limpide et maîtrisée, mais au bout de ses histoires, de ses scénarios plus ou moins convainquant, nous ne pouvons que nous interroger sur la véritable nature de l’expérience filmique proposée. Car ce qui fait l’intérêt de ce cinéaste réside avant tout dans son rapport au visible, sa capacité à créer une atmosphère unique faite d’ombre et de lumière, à cerner le mystère d’un visage et la terreur dans un regard.
Ulmer a fait partie de ces nombreux cinéastes et techniciens allemands et autrichiens de la période expressionniste à avoir franchi l’Atlantique afin de dispenser leur savoir faire au sein des studios américains. Pourtant, il semble qu’il soit demeuré plus que les autres attaché à une forme de romantisme propre à ses origines : un romantisme lié au mystère, au rêve, à l’inconscient, aux paysages qui excitent l’imagination et la frayeur. Bien qu’œuvrant au sein de productions fauchées, il a su malgré tout préserver cette esthétique. Dans un film comme La Fille du Dr Jekyll, Ulmer a donné vie, au sein des misérables studios américains dans lesquels il travaillait, à toute une tradition anglaise et allemande faite de contes crépusculaires, de forêts inquiétantes, de vieilles pierres porteuses d’histoires, de caveaux familiaux renfermant de vieilles tares héréditaires. Ces faux extérieurs, puisqu’ils sont tournés en studio, n’en demeure pas moins sublimes. Jamais la fausseté des décors, qui bien sûr saute aux yeux, ne nous fait sortir du songe. Au contraire, elle crée finalement un paysage unique, irréel, cauchemardesque. Les sublimes séquences de rêves semblent d’un coup nous faire quitter le cadre d’une production cheap américaine, d’une série B, pour nous plonger dans un film allemand des années 1920. En 1957, date de la réalisation de ce film, Ulmer fait revivre peut-être pour la dernière fois toute cette esthétique, tel le crépuscule d’une culture en train de disparaître.
Mais aurait-il mieux fait au sein de productions plus onéreuses ? Certes, il lui aurait été plus facile de travailler ses cadres et ses éclairages, de prendre un peu plus de temps pour soigner tel détail. Mais l’avantage des budgets limités, c’est qu’ils resserrent la production sur un nombre d’acteurs et de lieux réduits, délimitant ainsi un espace clos oppressant. Les quelques formes qui peuplent la cadre prennent une importance colossale pour qui sait convoquer une sorte de hors-champs fantastique, onirique, pour qui sait rendre mystérieux et inquiétant n’importe quel visage, n’importe quel geste. Ce cinéaste sait créer des ambiances uniques, basées sur la croyance que la matière lumineuse est conductrice d’émotion, et que le premier vecteur de terreur reste l’obscurité et la façon qu’a le cerveau de s’affoler lorsqu’il lui est impossible de distinguer le blanc du noir, le vrai du faux, l’innocence de la corruption.
Il n’y aura pas de vues d’ensemble chez Ulmer, pas de plans larges, car les personnages, même quand il fait jour, avancent dans la nuit, péniblement et maladroitement. Cette incapacité à voir le large devient pour les esprits impressionnables une torture, les obligeant à être constamment sur le qui-vive, les rendant incapable d’anticiper le moindre choc. L’individu, ne cernant pas d’un premier coup les tenants et les aboutissants de ce qui se passe, est un peu trimballé malgré lui dans une situation délirante et absurde. Il s’agit pour lui de ne pas perdre la raison, de ne pas se contenter des apparences. Car l’espace en lui-même est un leurre. Ces histoires nous plongent régulièrement dans des demeures truffées de passages secrets, de pièces retirées. Le monde ne révèle pas du premier coup ce qu’il est. Tout est dissimulé, caché. Mais le flou dans lequel nous vivons provient aussi et surtout de notre incapacité à cerner les intentions d’autrui. Chaque être semble s’avancer masqué. Dans Barbe-Bleue, le tueur en série est pourtant un homme ayant une certaine allure, une élégance pleine de retenue à même de séduire. Dans Le Chat noir, Bela Lugosi est tué par le jeune homme qu’il voulait aider. Ce dernier, pris à chaud dans des événements qui le dépassent, n’a pas été en mesure de comprendre et de localiser la nature véritable du mal. Enfin dans Détour, le mystère de chacun oblige notre personnage à s’épuiser dans d’interminables réflexions intérieures données à entendre grâce à une voix off.
À ce titre, il est intéressant de remarquer la spécificité des gros plans des visages dans les films d’Ulmer. Si on prend une distinction commune, il y a deux types de gros plans : d’un côté ceux aux arêtes définies, fermés sur eux-mêmes, de l’autre ceux qui convoquent le hors-champ et ne font nullement abstraction de ce qui les entoure. Chez Ulmer, c’est différent. Beaucoup de ses gros plans sont éclairés de façon à inscrire le visage dans un cercle lumineux, tandis que les bords du cadre sont obscurcis. Une manière de les auréoler, à la façon du cinéma muet, ou même de la peinture italienne. Mais le sentiment créé est unique, car il n’éloigne pas le hors-champ, mais le convoque de façon étrange. Le hors-champ est là, mais il est flou. Nous ne percevons pas véritablement la nature de ce qui nous entoure. Ces personnages ont beau regarder autour d’eux, rien ne semble pourtant net et défini : il leur est impossible de se faire une idée de ce qui les environne. Les gros plans, notamment ceux des femmes, font flotter les personnages dans une sorte de monde indistinct, entre l’éveil et le sommeil, dans un état de somnolence symbolisant leur incapacité à comprendre ce qui se passe – le thème même de la somnolence est par ailleurs abordé, notamment dans Le Chat noir et dans La Fille du Dr Jekyll. Les sourires affichés cherchent à dissimuler des regards perdus dans le vide, gonflés par la fatigue. Les êtres flottent, sont au monde sans l’être, dans un perpétuel état d’approximation. Et la société favorise cet état, en étant organisée de façon à ce que personne ne puisse cerner la nature véritable des hommes et des institutions qui nous entourent.
Dans un film comme Strange Illusion, cette incapacité à comprendre ce qui nous entoure est telle que seule une vision prémonitoire est à même de dévoiler les desseins d’un être sans scrupule. Dans cette histoire, un jeune homme fait un rêve étrange, dans lequel il voit sa mère prise dans les griffes d’un séducteur qui en veut à son argent. Troublé par ce songe alors qu’il est en vacances auprès d’un lac, il éprouve le besoin de retourner auprès d’elle, afin d’en avoir le cœur net. Et à sa grande surprise, il découvre que celle-ci s’est bien entichée d’un homme aux allures charmeuses suspectes. Alors que tout le monde a l’air ravi, notre jeune héros ne peut cependant oublier ce rêve et écarter de lui l’idée qu’il s’agit d’une prémonition. Cette histoire, qui tient lieu de conte fantastique, est pourtant révélatrice du cinéma d’Ulmer, de ses personnages et de notre rapport à ses films : le rêve et l’éveil ne sont jamais vraiment éloignés, la frontière plus que poreuse. L’entre deux dans lequel nous sommes nous amène, à l’instar de ce jeune homme, à nous demander s’il est bon de faire confiance uniquement à ce que nous voyons, s’il n’existe pas une force supérieure et extérieure capable de nous révéler la vérité cachée du monde. Ainsi, le fils inquiet et sa petite amie, du haut de leur fragilité, de leur naïveté et de leur maladresse, sentent que quelque chose ne va pas avec cet homme. La scène dans laquelle ils se font part de leurs doutes est magnifique. C’est la nuit, près de la piscine. Tout est sombre, et seule la lune éclaire et se reflète dans la piscine, créant une multitude de reflets bercés par le mouvement de l’eau. La nuit semble les isoler de tout, du monde qui les entoure, des adultes. Elle est un espace qu’ils peuvent investir en toute liberté, dans lequel ils sont libres d’échanger leurs impressions. Ils ne peuvent encore prouver véritablement les intentions de cet homme, mais comme le dit magnifiquement notre héros : « Je n’ai pas de preuves, juste une intuition. »