Œuvre sulfureuse qui n’eut pas l’heur de plaire au Vatican, Le Jardin des délices, premier long métrage de Silvano Agosti, réalisé en 1967, figure au nombre des chefs d’œuvre mutilés du cinéma. Violente charge contre le mariage, trip fantasmatique en noir et blanc mutilé de 26 minutes et interdit aux moins de 18 ans, Le Jardin des délices réunit Maurice Ronet et Ida Galli dans l’enfer d’une nuit de noces infiltrée par les sons angoissants d’Ennio Morricone. Le public de l’époque ne s’y trompa pas, qui accorda au film le Prix du public au festival de Pesaro en 1967. À l’exposition universelle de Montréal, il est choisi comme un des meilleurs films de l’année : le jury était composé de Dusan Makaveiev, Monte Hellman, Jean Renoir, Fritz Lang et John Ford… Puis ce fut Ingmar Bergman, qui, impressionné par une projection à Stockholm, prit Agosti entre quatre yeux pour lui interdire d’arrêter le cinéma… Peut-être vaut-il la peine d’entrer dans ce Jardin des délices?.. La Vie Est Belle Éditions sort aujourd’hui un DVD de qualité, qui propose, outre le film, un documentaire de Silva Bordoni et Grégory Robin, sorte de portrait du cinéaste par lui-même, sélectionné en compétition officielle au festival Traces de Vie 2009 de Clermont-Ferrand. Depuis le conseil de Bergman, Agosti a réalisé une quinzaine de films, qui ne sont jamais sortis dans le circuit traditionnel des salles de cinéma : le DVD propose un panorama du cinéma d’Agosti, en 40 minutes d’extraits judicieusement choisis.
Carla et Carlo se marient
Au musée du Prado à Madrid se trouve l’œuvre la plus célèbre de Jérôme Bosch, l’énigmatique Jardin des délices, triptyque peint en 1503. À gauche figure l’Eden, Adam et Eve au paradis. Au centre, le Jardin des délices. À droite : l’Enfer. Les exégètes continuent de disserter sur la signification de l’œuvre, dans laquelle on a pu voir une critique de la société et de l’Église. Il est certain que le panneau central n’a rien d’une mise en garde explicite contre les plaisirs de la chair et la tentation. Au contraire, peut-être. Silvano Agosti ne fait pas que reprendre le titre du tableau : il ouvre son film sur des détails du tableau lui-même, qu’il explicite par des sous-titres : « le songe d’Adam », « le péché originel », « chassés du paradis ». Après un fondu au noir sur Adam et Eve se tournant le dos et cachant leur sexe apparaît le visage délicat de Ida Galli, angélique Carla, dans la blancheur de son voile de mariée. Elle croque dans un fruit qu’on imagine rouge. Quelques très gros plans sur un gâteau recouvert de crème blanche, des petits fours blancs, des dragées blanches. Il y a là trop de blanc pour que ce soit… innocent. Trop de gros plans, aussi. L’écœurement nous prend déjà à la gorge. Carlo (Maurice Ronet, excellent pendant tout le film) fait une tête d’enterrement. La mère de Carla soulève sa voilette noire pour essuyer une larme : « Pour moi, c’est comme si ma fille était morte ». Un flash, le visage de Carla, le photographe la complimente : « bellissima ». Carla, jeune ingénue, se détourne de plaisir. C’est le plus beau jour de sa vie, après tout. Un verre se brise, en gros plan, toujours. Silvano Agosti exécute ici une ouverture remarquable, qui dit tout en quelques plans : le mariage et son envers, qui déjà le pourrit comme le ver dans la pomme. Le fruit tendu par Eve à Adam – par Carla à Carlo – n’est autre que le mariage. Et l’on passe tout de suite à l’Enfer.
Eve et son double : de Fritz Lang à Silvano Agosti
Violente charge contre le mariage, Le Jardin des délices piège son spectateur dans une descente aux Enfers que d’aucuns appelleraient la « nuit de noces de Carla et Carlo ». Mais les jeunes époux n’ont des âmes sœurs que ce que leurs noms laissent ironiquement espérer. Jouant avec virtuosité d’un noir et blanc très contrasté et somptueux, Agosti nous plonge dans un univers où la douce épousée toujours vêtue de blanc est également toujours baignée dans une lumière si blanche qu’on en est aveuglé. En quelques plans, en quelques répliques, l’ange se transforme en démon, exigeante et sûre d’elle, parée de son nouveau statut de « signora ». Avant les plans sur le tableau de Jérôme Bosch, le film s’était ouvert sur la fabrication de la femme-robot du Metropolis de Fritz Lang, négatif d’Eve destiné à perdre l’humanité : tout un programme… Carla dissimulait en elle son propre double négatif. Mais elle n’y est pour rien, la dulcinée : c’est la société qui l’a pourrie. Voilà le message du film. La mise en garde qu’était déjà Metropolis, miroir prophétique dressé face à une société déshumanisée prête à succomber aux dictatures les plus sombres, se teinte ici des couleurs de l’anarchisme.
Une charge contre la société
Non content d’enfermer son spectateur dans l’espèce de huis clos infernal que constitue la chambre d’hôtel, Agosti lui fait vivre une grande partie du film à travers le regard de Carlo, dans son corps même. L’expérience est difficile, car c’est un regard aliéné, bourré de culpabilités, un corps traversés de désirs et de répulsions, tellement conditionné par son éducation religieuse hypocrite et par toutes sortes de prisons institutionnelles (la famille, l’Église) que ses pulsions ne peuvent plus se libérer que dans l’assouvissement de fantasmes d’adultère ou de voyeurisme. De l’autre côté du couloir habite la tentatrice, Ida Galli (alias Evelyn Stewart, Carolina dans Le Guépard, de Visconti), toute de noire vêtue, évidemment. Carla n’excite déjà plus Carlo, à moins que le regard d’autrui ne puisse les surprendre. Le Jardin des délices a tout d’un trip cauchemardesque, qui nous emporte dans les souvenirs et les projections fantasmatiques de Carlo, au son de la musique anxiogène composée par Ennio Morricone. Des flash-back subjectifs nous reportent dans l’enfance de Carlo, dans des scènes d’une dureté parfois difficile à soutenir, comme lorsque Carlo enfant reproduit le cérémonial de la communion, après avoir volé le corps du Christ et crucifié la poupée de sa petite sœur. La scène a tout d’un rite satanique, et l’enfant enferme sa sœur coupable d’avoir mangé le corps du christ dans une cave obscure, insensible à ses hurlements de peur. La famille et l’Eglise brillent par leur hypocrisie, et le monde dépeint lors de ces plongées dans la mémoire de Carlo est un monde infernal, oppressant et névrosé, cruel, violent et malsain, qui creuse autour du sexe un abîme de tabous et de mauvaise conscience.
À fleur de peau
L’espace se réduit comme une peau de chagrin : Carlo se réfugie dans la salle de bain, s’enferme toujours plus. Aldo Scavarda, chef opérateur d’Antonioni, accomplit ici un travail parfaitement maîtrisé et virtuose. Les cadrages et les zooms viennent étouffer toujours plus les personnages, le montage expressif vient faire exploser toute continuité spatio-temporelle pour composer un univers heurté et presque hallucinatoire. Les coupes effectuées dans le film accentuent sans aucun doute l’expressivité de ce montage, mais l’on ne sera pas surpris d’apprendre que Silvano Agosti a fait sa thèse sur Eisenstein. L’on est à fleur de peau, dans tous les sens du terme : Carlo est au bord de la névrose, les nerfs de Carla finissent par lâcher, et ceux du spectateur mis à rude épreuve. L’abondance des très gros plans vient inscrire la chair à même la pellicule, saturant le champ de cette peau qui excite autant qu’elle irrite, obsède et énerve. L’ironie perce sans cesse dans la manière de cadrer, de découper. Il n’y a pas d’échappatoire possible dans l’univers traumatique dépeint ici avec un certain cynisme.
Agosti, seul avec tous : portrait d’un cinéaste clandestin
Silvano Agosti se définit lui-même comme un cinéaste clandestin. Le Jardin des délices est le seul de ses films à avoir été produit et distribué dans les circuits classiques du cinéma. De la quinzaine de films qu’il a ensuite réalisés, aucun n’a été projeté en salle : les « espaces » de projection d’Agosti sont les escaliers, les salles de bal, et même une fois le dos d’un flic qui voulait empêcher la projection. C’est du moins ce que raconte le cinéaste au début du documentaire réalisé par Silvia Bordoni (qui fut assistante de Agosti pendant quatre ans) et Grégory Robin, portrait d’Agosti par lui-même en 46 minutes. Agosti, seul avec tous a été sélectionné en compétition officielle au festival Traces de Vie, pour les 19èmes rencontres du film documentaire à Clermont-Ferrand. Il dresse le portrait d’un cinéaste hors normes, un brin anarchiste, citoyen du monde qui a quitté sa ville natale à 17 ans pour aller rendre hommage à Chaplin à Londres, avant de parcourir le monde. Agosti dit ici sa détestation du pouvoir, outil des impuissants, sa rage contre une société « anti-rêve, anti vie, anti liberté, anti tout, et antipathique », qui met l’homme dans toutes sortes de prison, au premier rang desquelles figure le travail. Il parle de Dreyer et de Bresson, génie du cinéma qu’il vit alors qu’il suivait les cours de l’École de cinéma de Rome, et qui le stupéfia lorsqu’il déclara que tout le cinéma en dehors du sien était de la merde. Il revient sur Le Jardin des délices, son rejet du mariage, la réaction du Vatican. Il parle du cinéma commercial, du cinéma d’évasion, véritable fléaux industriels, et milite pour un cinéma d’auteur produit, réalisé et distribué en dehors des circuits traditionnels. Pour un cinéma capable de rendre à ce « chef d’œuvre qu’est l’homme » le sens de sa dignité.
Un livret de 32 pages vient compléter ce portrait du cinéaste par lui-même : il contient un entretien avec Agosti mené par Alessandro Macis et Marco Petilli, et un texte d’Agosti intitulé : « Pourvu que tu saches que la superficie de la mer n’est pas la mer » . L’autobiographie, les souvenirs d’enfance, les références cinématographiques aux auteurs admirés (en vrac : Bertolucci, Lang, Renoir, Fellini, Pasolini, Dreyer, Bresson, Bergman etc.) se mêlent aux réflexions sur la société, sur le cinéma contemporain, sur la culpabilité du cinéma commercial envers le cinéma d’auteur, comparée à celle des Américains envers les Indiens, sur la manière de faire du cinéma sans dépenser un euro.
Le troisième supplément est composé d’extraits tirés de la filmographie d’Agosti : une quarantaine de minutes bienvenues pour découvrir un cinéaste hors normes que l’on a peu de chances de voir en salle… Mais l’on peut également se précipiter en Seine-Saint-Denis, pour assister à la 20ème éditions des Rencontres cinématographiques de Seine-Saint-Denis, où certains films de Silvano Agosti, invité de la manifestation, seront projetés.