Cannes 2010. Dans le cadre de la section Cannes Classics, Le Guépard est projeté en présence de deux de ses interprètes, Claudia Cardinale et Alain Delon. Bientôt cinquante ans après la présentation du film en compétition officielle où il rafla la Palme d’Or, le chef d’œuvre incontesté de Luchino Visconti a fait l’objet d’une restauration orchestrée par la Film Foundation initiée par Martin Scorsese, en collaboration avec la Cinémathèque de Bologne. Il aura ainsi fallu pas moins de 12 000 heures de travail pour venir a bout des outrages du temps qu’a subi le négatif de 1963, soient quarante-sept années de poussières accumulées, de rayures accidentelles et de détériorations en tous genres. Et quelques mois après Cannes, alors que Le Guépard ressort en salles, force est de constater que le petit miracle de la restauration (numérique) a eu lieu : somptueux et décadent, d’une actualité toujours troublante, Le Guépard n’a pas pris une ride.
Que dire, ou qu’écrire encore sur Le Guépard aujourd’hui, après presque cinquante ans d’analyses, de louanges et de gloses en tous genres ? Face à un tel monument, une remarque triviale (ou peut-être un aveu) s’impose : aussi cinéphiliquement incorrect que cela puisse paraître, Le Guépard s’est tout de même construit, à demi-mot bien sûr, la réputation d’un film d’un ennui abyssal. Le chef d’œuvre inégalé de Visconti ayant traîné en copie VHS au fin fond de bien des vidéothèques familiales des années 1980 – 1990 (sans doute enregistrée à l’occasion d’un cycle « Cinéastes italiens » du Cinéma de Minuit), toute une frange de la génération sacrifiée des trento-quarantenaires d’aujourd’hui a en effet pu faire l’expérience douloureuse du Guépard sur un « timbre poste », avec des sous-titres illisibles et une image grésillante, les minauderies de Claudia Cardinale confinant alors rapidement à la torture. Ceux-ci donc, qui garderaient du film un souvenir peu engageant, ont tout intérêt à profiter de ce mois de décembre pour retenter leur chance. Et les autres ne devraient pas manquer l’occasion de découvrir ou de redécouvrir cette fresque historique en forme d’élégie, d’une beauté dérangeante, aussi hypnotisante dans ses atours que passionnante dans son propos.
Après le déjà très chatoyant Senso, qui retraçait la fin de l’occupation autrichienne dans la région de Venise, Visconti s’attelle, au début des années 1960, à l’adaptation du seul et unique roman de Giuseppe Tomasi de Lapedusa, publié à titre posthume et devenu l’un des best-seller de l’après-guerre. Du texte d’origine, organisé en huit parties, Visconti choisira de n’en adapter que six, se concentrant sur les années 1860 – 62, soit le moment où, au cœur du Risorgimiento, les troupes garibaldiennes prennent possession de la Sicile, menant l’Italie vers l’adoption d’une seule constitution. A la croisée de réalités qui vont bientôt s’exclure, du règne d’une aristocratie déclinante à l’émergence de la bourgeoisie, Le Guépard déploie son récit dans un interstice de deux ans, le temps fugace d’une valse-hésitation où tout est pourtant déjà joué. Mai 1860 : Garibaldi débarque en Sicile, et avec lui, tous les bouleversements qui aboutiront bientôt à l’unification de l’Italie. Des hauteurs de sa somptueuse villa, le Prince Salina (Burt Lancaster) observe avec philosophie, résignation et même une certaine curiosité la disparition du monde tel qu’il l’a connu. Certain de sa fin et de celle de la toute-puissance aristocratique qu’il incarne, Salina ira même jusqu’à la devancer : tout disposé à encourager la ferveur révolutionnaire qu’il perçoit chez son charismatique neveu Tancrède (Alain Delon), il n’hésitera pas non plus à organiser le mariage de ce dernier avec la belle Angelica (Claudia Cardinale), fille d’un riche propriétaire foncier, entérinant ainsi une (més)alliance avec la bourgeoisie dont l’aristocratie ne pourra bientôt plus se passer.
En ouverture du film, un plan sur la villa sicilienne du Prince Salina annonce la couleur : ici, pas question (ou presque pas) de raconter l’Histoire par le menu détail de ses rebondissements. Omniprésente mais toujours hors-champ (à l’exception toutefois d’une longue séquence qui donne à voir le débarquement des Mille à Palerme, les rues de la ville soudain réduites à feu et à sang), la Révolution orchestre le récit sans jamais franchir le seuil de l’aristocratie, si ce n’est par l’intermédiaire de l’ambigu Tancrède, révolutionnaire un jour et opportuniste le lendemain. Dans un hors-lieu retiré des événements, presque en huis-clos, Visconti déploie un hors-temps, instant suspendu où ce qui va disparaître subsiste fugacement, tandis qu’un nouvel ordre vampirise peu à peu l’ancien. Pierres d’angle de ce chassé-croisé, les nombreux miroirs du film figurent le dispositif artificiel par lequel cette improbable coexistence est rendue possible : Salina et Tancrède, souvent co-présents à l’image par le jeu d’une réflexion (la première apparition de Tancrède a lieu dans un miroir), vont épouser par des trajectoires inverses le mouvement général de l’Histoire. Centre d’une famille nombreuse et piaillante au début de film, famille qu’il canalise et mène d’une main de fer, le Prince Salina va peu à peu se mettre en retrait, devenant le témoin silencieux d’une réalité dont il finira exclu. Tancrède au contraire, va prendre le parti de l’avenir et mener à bien un virage social qui le mènera, comme la fin le suggère, à un pouvoir acquis à grand renfort de cynisme.
Comme dans Mort à Venise ou dans Le Crépuscule des dieux (qui aurait également pu être le titre du Guépard), Visconti filme la lente décomposition d’un monde dont la beauté reste le dernier leurre. Cette beauté éclatera dans toute sa splendeur mortifère lors de la séquence du bal, qui occupe le dernier tiers du film. Dégouttant d’une sueur qui ne va pas sans rappeler celle de Dirk Bogarde trépassant de bon gré du choléra dans Mort à Venise, Tancrède, Angelica et le Prince Salina s’y croisent dans une valse-hésitation qui, de virevolte en virevolte, aboutira tout de même à la solitude finale du Prince. Solitude choisie qui s’apparente à un suicide symbolique, d’autant plus cruel que le Prince Salina, après avoir « courtisé la mort » en s’abîmant dans la contemplation morbide d’un tableau de Greuze, apparaîtra (ou disparaîtra) finalement condamné à la vie, vie spectrale à l’instar du monde fuyant qui trouve ici un dernier éclat.
Quelle place trouver face aux grands bouleversements d’un présent que chaque instant qui passe inscrira dans l’Histoire ? Qui peut prédire s’il choisira, de gré ou de force, le camp des vainqueurs ou le camp des vaincus ? C’est la question que semble poser Visconti, et que le parcours du bel et trouble Tancrède explore non sans une pointe d’amertume. Dans Le Guépard, chacun choisit une place, quelque part entre le passé et l’avenir. Et le chemin du Prince Salina, complaisant et brillant observateur au début, exclu volontaire à la fin, illustre assez bien l’impossibilité de ne pas choisir un camp, celui des guépards ou celui des chacals, celui des révolutionnaires ou celui des conservateurs… Critique et même satyrique à l’égard de tous, Visconti livre en cela, n’en déplaise à ceux qui lui reprochèrent de s’être éloigné de ses préoccupations premières et du néoréalisme, une œuvre profondément politique, d’une actualité toujours renouvelée.