Film singulier même dans la filmographie d’un cinéaste (et aussi scénariste de BD, auteur de mimes, tireur de tarot de Marseille, chaman, etc) aussi singulier — et rare — qu’Alejandro Jodorowsky, Santa Sangre est enfin disponible dans une édition DVD restaurée et sous-titrée en français. L’occasion pour le grand public de (re)découvrir une œuvre magmatique et magnétique, placée sous le signe du syncrétisme mystique, religieux et artistique, qui fait fi de la raison pure pour laisser parler la pulsion et l’émotion.
À l’écran
Ceux qui ne connaissaient de Jodorowsky que par l’imagerie mystico-politico-sexuelle très élaborée qu’il déployait dans El Topo et La Montagne sacrée ont pu être quelque peu surpris par le bouillonnement de Santa Sangre, où le cinéma de celui qui se définit comme un « artiste total » devenait à la fois plus accessible et plus émotionnel. Les origines du projet ne sont peut-être pas étrangères à cette légère inflexion. Santa Sangre est le fruit de la « rencontre » entre un fait divers réel connu de Jodorowsky (l’histoire d’un tueur en série mexicain qui, déclaré fou et interné, réacquit ensuite une vie normale en ayant tout oublié de ses crimes) et la volonté du producteur italien Claudio Argento de travailler enfin avec un autre réalisateur que son frère Dario… tout en restant dans le genre du giallo. Si quelques éléments de celui-ci se retrouvent dans la grande foire narrative que compose le cinéaste (dont une scène de meurtre au couteau particulièrement gore), c’est surtout l’histoire de la rédemption impromptue d’un assassin qui lui inspire une œuvre foisonnante où, comme toujours chez lui, s’invitent les images des religions, du sexe et dans une moindre mesure du politique, mais avec cette fois une plus grande place accordée à la psychanalyse et à la considération de l’intime.
Santa Sangre conte le parcours tourmenté du petit Fenix, enfant de la balle qui vit et travaille dans un cirque installé à Mexico. Il est l’objet de luttes de possession entre son père Orgo, le très viril lanceur de couteaux, et sa mère Concha, trapéziste mais aussi dirigeante d’une secte religieuse vénérant une douteuse sainte privée de ses bras. Une nuit, le garçon assiste à une violente dispute entre ses parents à l’issue de laquelle, sous ses yeux, Orgo tranche les bras de sa compagne avant de se donner la mort. Quelques années plus tard, un Fenix adulte s’échappe de l’hôpital psychiatrique où il était interné, retrouve sa mère et lui offre le service de ses bras. Alors commence une série de meurtres… Ces seules grandes lignes — avec les noms espagnols signifiants, les analogies — donnent une vague idée de la dimension métaphorique et syncrétique du film qui commence, où sexe, religion et complexe d’Œdipe sont déjà prêts à se ruer l’un sur l’autre. Impression tronquée : l’image dépasse très vite et de très loin le postulat du scénario. Certes conduit par celui-ci, Santa Sangre ne s’en révèle pas moins un pur magma de visions métaphoriques, de collisions entre le réel et le fantasme (le film a été tourné sur site avec beaucoup d’acteurs non-professionnels jouant un peu de leur propre rôle à l’écran), de spectacle de l’anormalité et de la marge (nains, mutilés et travestis y sont chez eux), d’allusions mystiques où cohabitent christianisme et chamanisme, de rencontres artistiques (sont invités le mime, le théâtre, la prestidigitation et bien sûr le cinéma de Freaks à Psychose en passant par L’Homme invisible). Santa Sangre n’appelle pas à ce qu’on lui cherche un sous-texte ou une quelconque signification cachée connue d’initiés qui unifierait le tout (les interprétations qui jaillissent des images sont toutes d’une évidence primaire), mais plutôt qu’on se laisse habiter par le flot d’idées et d’impressions visuelles qui assaillent l’écran et la rétine. Le film ainsi foisonnant acquiert une dimension très pulsionnelle (accrue par l’implication de la famille du cinéaste à l’écran, ses propres fils incarnant Fenix enfant et adulte) qui rend plus empathique la perception qu’a le spectateur de la quête de ce héros perturbé qui lutte contre la dépossession de soi dont il est victime. Se constitue au bout du compte l’expérience d’un cinéma à la fois primitif dans son expression, ouvert dans son propos et intimement remuant dans ses effets.
En DVD
Le coffret DVD édité par Wild Side Vidéo comporte deux disques, suivant la classique répartition film/bonus.
Sur le premier disque, le long métrage, restauré avec la collaboration du chef-opérateur du film Daniele Nannuzzi, est visible dans sa version originale (langue anglaise)… mais aussi, curieusement, dans sa version italienne, peut-être à l’intention d’amateurs fétichistes et pas trop puristes de gialli… On a également droit, comme dans les éditions DVD précédentes, à la version commentée par le réalisateur et Alan Jones, journaliste britannique de cinéma. Si l’échange un peu décousu entre les deux commentateurs offre quelques anecdotes savoureuses (comme la manière radicale dont les corps des interprètes de Fenix et Concha ont pu se rendre solidaires et coordonnés dans leurs scènes communes…) et relève les éléments autobiographiques du film (notamment les relations père/mère/enfant), il interpelle surtout par le portrait en creux que Jodorowsky y offre de lui-même. Outre son rapport douloureux à son propre film (l’évocation de Teo, fils précocement décédé, qui y incarne un maquereau), on découvre un causeur pas tout à fait net dans son discours, aux déclarations un rien provocantes, et pourtant assez prompt à se réfugier, face à toute demande d’explication, derrière une antienne de liberté et d’indécidabilité du travail de l’artiste qui se passerait de toute motivation claire.
Le contenu du disque de bonus, où on passera sur les obligatoires filmographie-du-réalisateur et galerie-photos, s’avère plutôt consistant dans les indices qui affleurent de ce qui meut l’artiste Jodorowsky :
— The Jodorowsky Connection est un entretien croisé avec Alejandro et deux de ses fils, Cristobal et Adan, artistes multidisciplinaires eux-mêmes et interprètes du héros de Santa Sangre à deux âges différents. Les deux frères y évoquent assez longuement l’évolution de leurs relations pas toujours paisibles avec un père qui a par le passé eu tendance à vouloir fusionner la vie et l’art jusqu’à l’extrême. Ce que le père reconnaît volontiers en révélant ses méthodes peu orthodoxes (et questionnant les limites de la morale d’un cinéaste) pour diriger ses fils devant la caméra, comme son recours occasionnel à la douleur physique… L’entretien, qui reste étonnamment décontracté, révèle chez les trois hommes une communauté de vue jusqu’au-boutiste de l’art, et amuse par le peu de cas qu’ils semblent faire des tabous. Cristobal (qui explique par ailleurs d’où il tire le surnom d’ « Axel » sous lequel il est crédité dans le film) n’hésite notamment pas à évoquer la « jouissance » qu’il éprouvait à tuer pour de faux dans son rôle de Fenix adulte…
— Jodorowsky vu par… est une suite d’interventions sur Jodorowsky par des auteurs, des proches, des collaborateurs, voire des férus de mysticisme se sentant vaguement connectés à ce touche-à-tout dont on connaît la longue pratique du tarot. L’intérêt de cet enchaînement fourre-tout est assez inégal. Pour la note comique involontaire, on repérera le T‑shirt promotionnel « 99F » arboré par l’inénarrable Jan Kounen, qui ne doit sa présence sur ce DVD qu’à ses évocations du chamanisme dans Other Worlds, Darshan (documentaires) et l’accident industriel Blueberry, et qui se fend d’un discours très superficiel sur le mysticisme de Jodorowsky. Pour l’histoire édifiante : Coralie Trinh Thi, écrivain, ex-actrice porno et coréalisatrice du controversé Baise-moi, raconte comment « Jodo » est devenu son père spirituel. Pour un propos un peu plus intéressant, on se rabattra sur les réflexions de Jean-Paul Coillard (auteur du livre d’entretiens avec l’artiste De la cage à l’écran) sur l’influence du rapport au père dans l’œuvre de Jodorowsky, du dessinateur de BD François Boucq sur sa collaboration singulière avec l’auteur de L’Incal, de Brontis Jodorowsky (un autre de ses fils, qui joue par ailleurs un infirmier dans Santa Sangre) sur la confusion parfois gênante entre vie et art dans la famille… voire du sujet en personne, à qui revient le mot de la fin pour tenter de définir son œuvre.
— Enfin, que serait une édition DVD sans scènes coupées ? Celle de Santa Sangre en compte deux. La première, victime du montage pour des raisons de rythme, montre l’initiation de Fenix à l’hypnose par son père lanceur de couteaux, prétexte pour expliciter l’affrontement entre Orgo et Concha pour la possession de leur enfant, et par là tracer, comme souvent chez Jodorowsky, des relations ambivalentes entre sexe et religion. La seconde, fraction d’une scène qui, dans le film, s’achève par un meurtre, montre un enchaînement de deux sympathiques scènes de mime, ou plutôt de théâtre muet : petit plaisir personnel de celui qui collabora à ses débuts avec le mime Marceau et qui, néanmoins, a dû en faire son deuil pour des raisons de durée.