Avec La Montagne sacrée en 1973, Jodorowsky a poursuivi sur la lancée d’El Topo (1970), et passe du western mexicain à une quête plus contemporaine. On y décrypte cependant la même inspiration mystico-symbolique. Le personnage (ici un Jésus Christ nu) est guidé par une quête qui doit le conduire à lui-même. Noyée dans un univers de signes, cette Montagne sacrée témoigne du même effort du réalisateur pour imprimer sur sa pellicule le maximum d’images fortes – la question restant la même : comment Jodorowsky les fabrique-t-il ?
Les principes restent ceux d’El Topo : 1) le plan suffisant (une idée = un plan) 2) l’esthétique du choc et du contraste, 3) l’imaginaire clos, organisé autour de la compilation des motifs géométriques et des éléments naturels, et de la trituration du corps.
Le corps tué, torturé, mutilé, sexualisé, reste au centre de La Montagne sacrée, qui s’ouvre sur la vision du Christ ligoté en plein désert, le visage couvert de mouches et se pissant dessus… avant d’être quelques instants plus tard lapidé par des enfants nus, puis quasi-violé par un évêque sodomite. Par exemple, une image très forte du film reste le plan de cet homme nu intégralement couvert de mygales. Ajoutons que, plus encore que dans El Topo, l’humanité est mêlée à l’animalité : plusieurs fois par exemple au cours du film, le corps humain troué laisse échapper de ses blessures mouettes, poules, crapauds.
Mais, dans cette fabrication des images fortes, on peut chercher chez Jodorowsky d’autres ficelles. Notamment, il a coutume de pratiquer, comme d’ailleurs le pop art à peu près au même moment, une esthétique du détournement. Jésus Christ qui descend de sa croix, c’est autant un blasphème qu’un détournement de l’icône religieuse, surtout lorsque la piétà s’incarne dans un faux centurion romain obèse – et ce n’est pas un hasard si la Bible qui apparaît quelques instants après est mangée par les vers. Jodorowsky prône un syncrétisme radical, une open-spirituality allant piocher du côté des grandes religions autant que de l’alchimie, du bouddhisme ou de l’animisme. Nouveau détournement, la conquête de l’Amérique par les Espagnols donne également lieu à une séquence homérique de combat sanglant entre crapauds-Conquistadors et varans-Aztèques, sur une maquette géante des pyramides de Mexico. Aussi bien, les habitués du Louvre noteront le détournement parodique du tableau Gabrielle d’Estrée et une de ses sœurs – open-culture aussi, donc.
La duplication est un autre moyen pour Jodorowsky de forcer l’imagination. L’individu est sans cesse soumis à sa réplique : le Jésus Christ ivre mort est moulé dans son sommeil et son effigie reproduite en dizaines de mannequins. Tout personnage secondaire se fond ainsi dans un groupe : la Marie-Madeleine gothique rencontrée à la sortie de l’église n’est pas une mais plurielle, déclinée en grosse, petite, jeune, vieille, etc. Idem pour les enfants nus, les mutilés, les soldats, les Immortels. Il fait de toute façon foule dans les plans de Jodorowsky. Et parfois orgie : les secrétaires mâles d’Isla, l’Immortelle qui vient de Mars, sont des éphèbes forniquant tous les uns sur les autres.
Cela donne d’ailleurs au réalisateur l’occasion de recourir à un type de plan qui revient fréquemment dans La Montagne sacrée, et qu’on pourrait appeler le plan kaléidoscopique : plongée totale, décor rond et tournant, parfois dans plusieurs sens différents en même temps. Parce qu’il exprime plus qu’aucun autre l’état de transe dans lequel a été écrit et réalisé le film, c’est le plan le plus jodorowskyen qui soit.
Si El Topo renvoyait à certains aspects de l’époque contemporaine, La Montagne sacrée multiplie désormais les allusions. Pinochet n’est pas loin lorsque des camions remplis de cadavres passent en travelling au début du film, puis lorsque des exécutions sommaires sont produites face caméra. Les armées de soldats couverts de masques à gaz, les scènes de manifestations réprimées dans le sang, les hélicoptères tournoyant dans le ciel, les nuages de napalm, les usines à fabriquer des armes, puis les tests de celles-ci sur des êtres humains sont autant d’attaques contre les régimes dictatoriaux de l’époque, et toute forme de militarisme. L’heure est encore au Viêt-Nam. Le tourisme aux yeux bandés n’échappe pas aux critiques : une touriste blonde sourit quand son mari la prend en photo en train de se faire violer par un soldat du gouvernement.
Bref, la question qui se pose face à une telle débauche d’images et d’idées est : comment tout cela peut-il tenir ensemble ? Comment cela fait-il un film ? Sans doute parce que Jodorowsky utilise la méthode du séquençage. Certes, il y a une ligne narrative plus ou moins diffuse dans son film, comme dans El Topo. Mais on avance d’une séquence à l’autre bien plus sur le mode de la succession que de la progression : Pasolini, lorsqu’il adapte des contes anglais, arabes ou italiens, fait exactement de même. Les deux réalisateurs sont justement sur des thématiques et des obsessions proches – il y a un cycle de la merde dans La Montagne sacrée comme dans Salò. Très clairement, la partie la plus intéressante de La Montagne sacrée consiste dans les neuf séquences de science-fiction décrivant les univers des neufs Immortels rencontrés en haut de la tour carrée par le Christ en cache-sexe. Chacun raconte en voix off ses propres activités : Slon, de Vénus, œuvre en vue du confort humain. Il ne fait l’amour que pendant le travail, est à la tête d’une usine qui crée des prothèses vivantes. L’invention est très utile, puisqu’elle permet de se faire faire un nouveau visage, de nouvelles fesses, un nouveau partenaire sexuel. Ainsi, les cadavres regagnent leur vivacité perdue, peuvent participer à leurs propres funérailles en embrassant leur famille, en donnant un dernier show… L’Immortel venu de Neptune collectionne les testicules. Celle de Saturne est à la tête d’une fabrique de jouets pour enfants : grâce à elle, dès quinze ans, ceux-ci iront tuer des Péruviens.
Pour beaucoup de bonnes et de mauvaises raisons, mystiques, psychédéliques, cinéphiliques, exotiques, zygomatiques, on ira faire grimpette du côté de La Montagne sacrée – justement, l’excursion commence au bas de la montagne Sainte Geneviève, au Reflet Médicis.