Le Reflet Médicis projette en cette fin d’année deux films que vous avez réalisés dans les années 1970, El Topo (1970) – montré à Cannes cet été dans la section Cannes Classics – et La Montagne sacrée (1973). Est-ce que vous pouvez en quelques mots nous présenter ces deux films l’un par rapport à l’autre, puisqu’ils sont assez similaires ?
C’est une unité qui commence par un individu, un bandit à la conscience fermée, peu à peu sa conscience commence à s’ouvrir, après la société va changer, après on passe à La Montagne sacrée où l’élargissement de la conscience continue, on cherche l’immortalité, et après on trouve la réalité.
En vous écoutant, on se rend compte tout de suite que le rapport à la religion est très important dans vos films, notamment dans La Montagne sacrée où l’on retrouve un univers d’ordre autant alchimique, que biblique ou bouddhiste. Dans quelle mesure vous diriez que la religion est quelque chose qui a irrigué votre inspiration ?
Écoute, quand on est artiste, on essaye de faire une totalité, on ne divise pas la vie en tranches. Là nous on est dans un café de Paris, on fait une interview et la religion est par là : il y a l’Opus Dei qui règne au Chili, il y a les militaires, ce salaud qui est mort et un tiers du pays le pleure, il y a des problèmes économiques politiques, il y a la libération de l’homosexualité, qui est à caractéristique sexuelle, il y a l’immigration, il y a la poésie, il y a le cinéma industriel, il y a tout tu comprends. Alors bien sûr comme je suis un artiste total, tu vas voir dans mes films des choses religieuses, mais tu vas voir aussi des choses politiques, des choses sexuelles, des choses comiques, des choses tragiques… Non, je n’accepte pas – gentiment – qu’on me mette des étiquettes. Gentiment, je n’accepte pas ça.
Non seulement vous vous décrivez comme un artiste total, mais en plus vous faites tout sur vos films : vous jouez, vous faites les décors, les costumes, vous réalisez. C’est une entreprise presque démiurgique ?
Quand je voulais faire des films je me suis dit : qu’est-ce que je suis ? Je suis un cinéaste ? Non. Un acteur ? Non. Qu’est-ce que je suis ? Je me suis dit : bon, je suis un poète. Et qu’est-ce qu’il ferait un poète ? Quand est-ce qu’il y a eu un poète qui a fait du cinéma ? Tout de suite j’ai pensé à Cocteau, à Pasolini. Et après quand j’ai pensé à un artiste multiple, tout de suite j’ai pensé à Leonardo Da Vinci, tu vois ? Je me suis dit : je vais être un poète. En tant que poète je dois faire tout : écrire, imaginer, filmer, après être tous les jours dans le montage, choisir les décors, faire les décors, faire les costumes, faire tout !
Il y a effectivement une dimension assez pasolinienne dans vos films : l’idée du parcours initiatique et cette succession de rencontres qui marquent vos films. J’avais beaucoup pensé à sa trilogie Le Décameron, Les Contes de Canterbury, Les Mille et Une Nuits, qui ont été tournés aussi au début des années 1970. Vous avez été inspiré par ces films ?
Non non, je ne connaissais pas. Au fond je pense que je n’étais inspiré par personne. J’ai pris le genre western, parce que j’avais présenté Fando y Lis à New York, on n’avait pas compris. On m’avait dit c’est trop surréaliste pour les Américains. Je vais faire un western, là ils vont venir. Mais quand j’ai commencé à faire le western, j’ai fait quelque chose d’absolument hors de la réalité américaine. Alors je ne crois pas que j’ai été influencé, même pas par Leone. Parce que Leone, dans ses films, ce sont des films d’immoralité, où il y a des bandits qui se bagarrent toujours pour de l’argent et pour le cul. Et celui qui trompe les autres, c’est le héros, tu vois. Tandis que moi, ce n’est pas du tout l’argent, c’est pas du tout le sexe, c’est la recherche de soi, la découverte des valeurs humaines tu vois. Je suis dans un endroit plus poétique, Leone était dans un endroit industriel, c’est différent. Parce que je mets une naine, je ne suis pas buñuelien, et parce que je mets une femme grosse, je ne suis pas fellinien.
Vous parlez de poésie, et, quand on regarde votre mise en scène, on se rend compte qu’elle est justement centrée sur une esthétique du choc ou du contraste : vous utilisez beaucoup le zoom, ou l’alternance entre les gros plans et les plans larges, ou entre les plongées et les contre-plongées. Est-ce que vous en étiez conscient à l’époque ?
J’avais une espèce de morale. J’étais conscient de la technique que je voulais employer. Je ne voulais pas employer de close-ups [gros plans], de grands visages – un seul, pas raconter à travers les pieds d’une personne qui marche, pas montrer les pieds – un seul c’est tout, pas mettre un objet entre la caméra et ce que j’étais en train de filmer, pas de choses esthétiques, pas d’ornement, pas de couleurs inutiles. Alors je n’utilise pas le zoom. Ce que tu prends pour un zoom, ce sont des rails où je m’approche avec la caméra. Je n’ai jamais utilisé de zoom, une fois c’est tout. Parce que pour moi utiliser un zoom c’était empêcher, j’avais une espèce de morale de la prise de vue. Rien d’artificiel, tout direct. Et quand tu dis que c’est une esthétique du choc, c’est parce que une image dans le cinéma je ne l’ai jamais oublié, c’est l’œil coupé de Buñuel. Je me suis dit : là il y a une chose, j’ai vu ça, je ne sais pas si c’est beau, si c’est laid, si c’est bon, si c’est mauvais, mais je ne l’oublie jamais. Alors je vais faire des images, on les voit une fois et on les oublie jamais. Ça c’était mon esthétique.
… L’esthétique des images fortes. C’est vrai qu’en plus vous réutilisez cette image de l’œil qui est coupé au début de La Montagne sacrée où on voit un vieillard qui enlève son œil. D’ailleurs le motif de l’œil est très présent dans vos films. Et il y a toute une série de motifs qui reviennent à travers vos films, et vos bandes dessinées, puisque vous êtes aussi très connu comme scénariste de BD. Peut-être qu’on peut se livrer à un exercice, je vais vous énumérer ces motifs et vous me direz ce qu’ils vous évoquent et comment ils vous travaillent.
Très amusant, c’est un jeu…
Alors commençons notre jeu… Par exemple, le motif de la mutilation revient très souvent, y compris dans Alef-Thau par exemple, on retrouve des manchots, des culs-de-jatte, ou même le motif de la castration.
Quand j’étais enfant, tu vois, je voulais avoir des amis, alors j’ai fait un cours de gymnastique. On prenait la douche tous, et tout le monde rigolait de mon sexe parce que j’étais circoncis. À partir de là je me suis senti mutilé. J’ai toujours protesté de ne pas avoir de prépuce, je me suis perdu des masturbation merveilleuses. Je pense que les Juifs ont ce petit chapeau qu’on appelle la kippa pour équilibrer le prépuce. Donc ils mettent un prépuce dans la tête. La mutilation ça parle de ma castration à moi, c’est l’imposition de Dieu dans ma bite. Je trouve que c’est incroyable que Dieu soit lié à ma vie sexuelle. On peut parler comme ça ou c’est scandaleux ?
Bien sûr, on est sur Critikat, tout est permis ! Il y a un autre motif lié à celui-ci, c’est celui de la nudité. On retrouve des groupes d’enfants nus dans vos films, ou très souvent ce héros qui se balade avec seulement un cache-sexe, comme dans Anibal 5 aussi.
Pour moi, comme je travaille dans le tarot, le monde a une femme nue, l’étoile a une femme nue, le diable a un personnage nu. La nudité dans les symboles ça signifie la vérité. C’est la vérité essentielle, la nudité. C’est pour ça que j’utilise la nudité parfois, et parce que ça me plaît les corps nus. Quand tu parles des corps d’enfants, ils ne sont pas nus parce que tous les sexes sont peints en vert. C’est le pouvoir éternel de la nature. J’ai mis le vert dans le sexe des enfants pour signifier cette reproduction de la nature en pleine beauté.
Il y a aussi le motif des exécutions sommaires, on retrouve très souvent en plan frontal des gens abattus face caméra. Ça, c’est un motif politique, peut-être ?
Oui, ça c’est un portrait de Franco, de Pinochet, de Hitler, de toute dictature, de la CIA américaine, des noirs dans le ghetto de Baltimore, entretués à coups de pistolet. C’est partout ça, alors c’est comme une dénonciation.
C’est la dimension politique dont vous parliez tout à l’heure. Il y a peut-être un dernier motif qui peut être intéressant, et sans doute un peu étrange, c’est le motif des cheveux, qui revient très souvent. Il y a de scènes où on tond les cheveux des héros, et il y a tout un travail sur les cheveux, qui sont tantôt très longs…
Dans toute religion, on coupe les cheveux, parce que c’est le côté mondain, tout le côté de l’ornement, de la séduction. Alors quand le héros finit avec la séduction, il change ses cheveux, il les enlève. Par exemple dans La Montagne sacrée, comme je voulais rompre la continuité, dans une scène il a les cheveux blancs, dans l’autre jaunes, dans l’autre marrons, ça change. Parfois, il n’a plus de cheveux. Ça implique aussi les changements constants de la vie.
Avant d’être auteur de bande dessinée, avant d’être réalisateur, vous avez été marionnettiste et vous avez travaillé avec le mime Marceau. Or dans vos films il y a une quasi-absence de dialogues, au profit de borborygmes, de cris, de rires… Est-ce que c’est l’influence de vos formations d’avant, ou est-ce que c’est quelque chose de délibéré, de nouveau ?
Non, c’est une décision. Je pense que c’est par le motif économique : on n’est pas encore sorti du théâtre. Maintenant dans les séries TV, tout ça, tu fais un dialogue tu as trois minutes tout de suite. Alors je dis : le cinéma est visuel. Tout ce que je peux dire avec des images, je ne dois pas le dire avec des mots. Je dois employer des mots précisément où je ne peux pas mettre une image, donc je réduis le langage au minimum, parce que le cinéma est vision, pas littérature.
Mais ça interroge quelque chose d’autre, qui relève de l’humanité. A la fois dans vos BD et dans vos films, c’est une notion qui est remise en question à travers la notion d’animalité – les animaux sont très présents dans vos films, ou les robots – dans vos BD vos héros sont mi-robots mi-hommes.
Je pense que l’humanité doit incorporer les animaux et les robots. Dans La Montagne sacrée, chaque animal que je mets a un symbole profond. Il y a l’hippopotame de l’athée, le paon qui est l’incarnation de l’esprit. Et les robots c’est notre futur. Nous, de plus en plus on va vers la nanotechnique, l’internet. L’être humain c’est un homme mêlé aux machines, et un tueur d’animaux. Mais de la même façon qu’il est mêlé aux machines il est mêlé aux animaux. Moi je vis avec cinq chats dans un appartement, j’ai des relations sublimes avec mes chats, et ils sont mes maîtres. Nos animaux étaient nos maîtres, ils étaient nos totems, tu vois. L’unique union qu’on a avec le passé, c’est les animaux.
Peut-être il faut noter qu’il y a aussi dans vos films et vos BD un jeu sur la mise en abyme. À la fin de La Montagne sacrée, on découvre que c’est bien un film qui est en train d’être tourné et vous montrez l’équipe du film, et à la fin d’Alef-Thau on se rend compte qu’Alef-Thau est le dessinateur de sa propre BD. Alors c’est quoi, c’est quelque chose d’ésotérique, ça ?
L’alchimie dit que tu as la voie sèche et la voie humide. La voie sèche, tu travailles, tu lis, tu relis, tu pries, à la fin tu trouves. Et la voie humide, c’est : tu attends et tu reçois. Après avoir fait la voie sèche pendant des années, j’ai cassé mon intellect. Alors quand je dois faire une bande dessinée, je suis paralysé deux ou trois jours en attendant que ça arrive. Et tout à coup je me réveille à trois heures du matin, et comme une fontaine, la chose arrive complète. Ça m’arrive, alors je me dis : merci mon dieu intérieur d’avoir donné ça, je prie, je remercie. Parce que ce n’est pas moi qui fais les choses. J’ai dirigé chaque prise de vue de La Montagne sacrée, d’El Topo en transe, je dis que ces films ce n’est pas moi qui les ai faits.
Il y a une chose dont on n’a pas parlé, c’est la réception du film. El Topo a été un film très difficile à faire, et notamment à financer. Comment a-t-il été reçu dans les années 1970 ?
L’Amérique c’était mythique tu vois. J’étais le créateur des Midnight Movies. Mais j’ai commencé dans le pire des pires, dans un petit théâtre à minuit. Tout ça c’est parce que John Lennon l’a présenté, grâce à lui, merci soit donné, c’est lui qui m’a protégé aux États-Unis, donc j’ai eu cette chance. Il a lancé El Topo. Et c’est devenu une chose… Tous les Américains connaissent El Topo, non ? Pas tous, une grande quantité. La Montagne sacrée, ils n’ont pas compris, ça n’a jamais été montré, c’est en Europe qu’il y a eu le succès. Généralement ceux qui aimaient El Topo n’aimaient pas La Montagne sacrée, ceux qui aimaient La Montagne sacrée n’aimaient pas El Topo, à l’époque. Maintenant, ça va faire une continuation. Ça a été très bien reçu, mais comme un film d’avant-garde. Ça n’a jamais été industriel, bien que dans Times Square il y avait une énorme affiche de Le Vent qui nous emporte, et après c’était El Topo.
Alors comment pensez-vous que ces deux films vont être reçus aujourd’hui alors qu’ils ressortent en salle au Reflet Médicis ?
Écoute, je n’en ai pas la moindre petite idée. Tu sais, j’avais trente-sept ans quand j’ai commencé à faire ça. Et maintenant, même si ça ne se voit pas, j’ai soixante-dix-sept. Alors, je ne suis pas du tout ringard, mon cerveau est beaucoup agile qu’avant, mais je n’ai pas d’idée. Je trouve que c’est surréaliste, parce que je te fais cette interview et ça n’est pas moi tu vois, je suis un vieux truc, j’ai changé de peau plusieurs fois.
Il y a une chose que je voudrais te dire, c’est que tu m’as dit que j’avais fait du mime, que j’avais travaillé avec Marceau. Mais non, j’étais écrivain de Marceau. J’écrivais ses pantomimes : les plus connues c’est Le Fabricant de masques, c’est moi qui l’ai écrite, et après La Cage, ce sont des choses classiques. J’étais mime, mais j’étais écrivain de Marceau.