Vingt-trois ans après Le Voleur d’arc-en-ciel, La Danza de la Realidad marque le grand retour d’Alejandro Jodorowsky au cinéma. À quatre-vingt-quatre ans, le cinéaste chilien installé en France y retrouve toute l’inventivité qui ont fait d’El Topo et de La Montagne sacrée des films cultes. Après plusieurs projets avortés, Jodorowsky s’attelle ici à l’adaptation de son autobiographie éponyme, retrouvant les lieux de son enfance et y mettant en scène des épisodes plus ou moins réinventés de sa vie familiale dans les années 1930. Le résultat se révèle d’emblée ébouriffant. Par la voix et l’image de l’Alejandro actuel, nous somme conduits au cirque de Tocopilla pour y faire la connaissance du jeune Alejandro et de son père Jaime, interprété par l’un des fils du cinéaste. Puis se succèdent à l’image une procession de moribonds dans une montagne grise, une boutique aux couleurs vives animée par un nain et tenue par une femme pulpeuse s’exprimant exclusivement par la voie lyrique (la mère de Jodorowsky dans le film). Nous retrouvons ensuite le jeune Alejandro sur la plage. Une reine argentée le prévient que les quelques cailloux qu’il jette dans la mer peuvent suffire à tuer tous les poissons qui l’habitent ; quelques secondes plus tard, les sardines gisent en masse sur la plage et une nuée de mouettes s’en régale.
Dans ce récit empreint de surréalisme et de magie, Jodorowsky trouve le juste équilibre entre référence à une réalité et invention. Ainsi, sur le plan visuel, les teintes outrageusement vives de certains décors, costumes ou accessoires se frottent aux couleurs ternes du paysage. L’outrance des situations est contrebalancée par une grande sobriété dans le filmage. Le cinéaste retranscrit ainsi de façon touchante l’intensité émotionnelle de son enfance. Se dessine peu à peu le portrait d’un enfant pris entre les effusions de sa mère, la rigueur stalinienne de son père et l’hostilité d’un entourage qui a tôt fait de stigmatiser une différence héritée de ses parents juifs émigrés d’Ukraine. Toujours prompt à rendre service – en grattant le dos d’un manchot ou en offrant ses belles bottines rouges à un enfant cireur de chaussures – comme à tenter de satisfaire son dictateur de père, Alejandro ne cesse pourtant de provoquer davantage de catastrophes. Le récit de ces échecs successifs adopte une tonalité très particulière, dont la violence se masque sans cesse sous un voile pudique de légèreté et de merveilleux.
On regrette que cette légèreté se délite au cours du film, venant rompre l’équilibre que Jodorowsky avait atteint. À mi-parcours, La Danza de la Realidad bifurque pour suivre le père dans son projet d’assassiner le général Ibáñez. Son incapacité de passer à l’acte sera, pour le personnage de Jaime, le début d’un chemin de croix amnésique, qui le ramènera finalement à sa famille transformé. La réussite de cette deuxième partie aurait nécessité la transition d’une esthétique à une autre, d’un régime d’émotion formelle à un régime d’émotion psychologique. Mais le personnage de Jaime ne parvient jamais à s’émanciper de l’artifice de la première partie du film et à susciter l’empathie. Cette baisse de régime finale ne suffira pas, cependant, à entacher le plaisir que l’on aura eu à retrouver sur grand écran les lubies d’un artiste exceptionnel.