Quelques mois après une sortie hélas passablement confidentielle, voici arriver en DVD le film-événement de Nina Paley, Sita chante le blues. La chance, pour les nombreux malheureux qui n’ont pas pu profiter de la sortie en salle d’un des films les plus excitants sortis depuis longtemps, mais également l’occasion de faire le point sur l’action libertaire de sa remuante réalisatrice.
Sita chante le blues, l’air de ne pas y toucher, a passablement bouleversé le paysage de la création animée au cinéma, voire le cinéma tout court. Explorant de nouvelles voies narratives, figuratives et de mise en scène, Nina Paley n’a finalement rien raconté de plus qu’une histoire de rupture, mais avec quel panache ! D’autant que le combat fut rude, pour la réalisatrice : on se référera à l’article consacré à la sortie du film et à son interview pour un retour détaillé. Mais résumons. À la sortie de Sita en France, la situation financière de Nina Paley était incertaine, empêtrée qu’elle était dans les problèmes de droits que son utilisation des chansons d’Annette Hanshaw lui avait valus. La réalisatrice de ce film intégralement autoproduit avait décidé de mettre son film à disposition, libre de droits, comptant sur l’éthique des spectateurs pour leur inspirer soutien, dons et achats. Une stratégie payante d’un point de vue financier, puisque la réalisatrice est aujourd’hui tirée d’affaire, et d’un point de vue médiatique, puisque Nina Paley se pose désormais en figure de proue du mouvement pour l’art libre de droits – ce qui lui vaut de la part des éditeurs de son interview présente sur le DVD le qualificatif peut-être légèrement emphatique de « pasionaria ».
« [L’édition DVD du film] bénéficie du label “Creator Endorsed”, certifiant que nous avons l’aval de l’auteure (sic), et que nous lui reversons une partie des recettes du DVD », nous précise le dossier de presse du DVD de Sita. Étrangement, dans notre candeur, nous pensions que les ayants-droits – et à plus forte raison l’auteur-productrice-réalisatrice-etc. du film – seraient intéressés à la vente de ses produits dérivés. Que ce sont effectivement le cas ou non, l’important est que le « cas » Nina Paley remet l’auteur au centre de l’appareil commercial cinématographique et dérivés. On a désormais le besoin, voire le devoir, de rappeler que l’artiste y gagne tout de même quelque chose.
Il y a deux consommations cinéphiliques. La première, un tantinet surannée, est celle de l’arrière-garde, des collectionneurs obsessionnels (mais n’est-ce pas un pléonasme ?) qui se constituent leur propre temple du 7e art. Affiches rares, encadrés, bobines originales et matériel promotionnel… Hier comme aujourd’hui, le cultiste du cinéma s’apparente à l’amateur des arts « uniques » – peinture, sculpture –, celui pour lequel persiste l’importance de l’unicité ou de la grande rareté d’une œuvre. Si cet amateur était déjà élitiste auparavant, la civilisation du tout numérique – qui est fondamentalement celle de la copie à l’infini – l’a relégué au rang de dinosaure passéiste, gardien d’une tour d’ivoire que ne regardent même plus les hordes DVDphages, qui engrangent le ciné comme d’autres les boules à neige, sans passion, mais avec un féroce esprit d’accumulation.
Il faut trouver un juste milieu. C’est manifestement ce que vise l’éditeur de Sita. Il lui faut pour cela donner une valeur ajoutée éditoriale, esthétique et, et c’est là la grande nouveauté, éthique à l’avatar domestique de l’œuvre cinématographique. D’un point de vue éditorial, l’intégralité des œuvres courtes de Nina Paley est proposée sur ce DVD, avec donc l’interview de l’intéressé : une œuvre et des propos qui montrent bien le caractère militant de l’artiste, ainsi que sa créativité foisonnante. Même si Agnès B. n’en est pas à son coup d’essai, en matière de design DVD, son travail sur l’édition de Sita y donne un cachet supplémentaire. Éthiquement parlant, enfin, cette édition de Sita semble évoluer sur une corde raide qu’elle s’impose à elle-même – tout à la justification du fait de faire payer ce que Nina Paley offre gratuitement, elle se place presque dans une position apologétique.
En rappelant tout simplement qu’une version DVD n’est avant tout, idéalement, qu’une parcelle d’une œuvre totale, et tout autant l’esquisse d’une œuvre suivante par ce qu’elle rapporte à l’auteur l’éditeur de Sita fait mieux que responsabiliser, que donner un sens éthique à l’achat d’un cinéphile – il s’agit avant tout de resserrer les liens entre l’artiste et son public, et de rappeler d’une façon douce et pédagogique, loin des délires sécuritaires et culpabilisateurs du discours contre le piratage, ce que celui qui profite d’une œuvre doit à ceux qui la porte jusqu’à lui. Et que cela soit fait pour un film novateur, audacieux, et bouleversant d’audace ne évidemment gâte rien, bien au contraire.