Dévastée par une rupture sentimentale, la dessinatrice Nina Paley saute le pas et raconte son histoire dans son premier long métrage scénarisé, animé, monté et produit par ses soins. Son histoire? Pas seulement : c’est également l’histoire de Shah Sita, épouse maltraitée de Sanyal Rama, deux figures de l’histoire mythologique indienne ; c’est aussi celle du personnage campé sur scène dans les années 1930 par la chanteuse de jazz Annette Hanshaw, et dont les chansons rythment ici les récits entremêlés. Trop de parallèles, trop de complication pour un premier film? Certainement pas : Nina Paley réussit un film drôle, subtil, rythmé, visuellement enchanteur, onirique et ironique. Plus encore qu’un coup de maître, Sita apporte, après Le Sens de la vie pour 9,99$ une nouvelle preuve éclatante que l’animation ouvre des portes encore inusitées sur une narration cinématographique poétique, libre et extraordinairement enthousiasmante.
L’histoire des amours de Sita et Rama, contée dans le Râmâyana, remonterait au début de notre ère. Quelques 2000 ans, donc, n’auront pas suffi au sexe prétendu fort pour comprendre ce que l’une des ombres narratrices de Sita chante le blues appelle «l’amour inconditionnel» – on sait le mâle généralement long à comprendre, mais là, cela devient grave. Toujours est-il que Rama, aveuglé par sa fierté, fit subir il y a des siècles de cela un supplice sentimental appelé à devenir mythique, mais qui trouve son écho dans les textes narquois d’Annette Hanshaw et dans l’autoportrait ironique que Nina Paley dresse d’elle-même, et de la façon fort goujate dont son mari lui a signifié leur rupture.
Nina Paley a ramené Sita chante le blues tout entier de son périple en Inde : non seulement le fond, mais également la forme. C’est une relecture occidentale, mais surtout propre à la dessinatrice, des codes visuels à la fois de Bollywood mais également de l’esthétique traditionnelle indienne qui imprègne le film. L’alchimie entre les cultures asiatiques (car Nina Paley fait également appel à la tradition narrative du Wayang, théâtre d’ombres de marionnettes qui n’est pas sans rappeler les travaux de Lotte Reiniger) et la culture occidentale fait merveille dans Sita chante le blues – plus, en tous cas, que dans le stérile et heureusement encore inédit Roadside Romeo, exemple édifiant de patchwork médiocre à la Frankenstein de la culture indienne et de la culture hollywoodienne. Ce qui manque manifestement à Romeo, c’est le sentiment, la vie : une vie que Nina Paley sait insuffler à son film avec un talent remarquable.
Alternant les styles visuels (le Wayang, donc, une esthétique « occidentale » légèrement brouillonne, un style inspiré des peintures traditionnelles indiennes, un autre beaucoup plus stylisé, et enfin un chaos créatif impressionnant, oscillant entre le symbolisme pur et les travaux de Warhol), le film associe à chacun un style narratif, le tout manié avec un sens du rythme et de l’ironie qui remporte l’adhésion. L’ironie est certainement le trait narratif le plus présent dans Sita chante le blues, une ironie que l’on peut déceler à la fois dans la narration pure, mais également dans ce qui constitue peut-être le coup de génie du film : les dialogues entre trois narrateurs indiens, représentés à l’écran par des marionnettes de Wayang, et qui improvisent un commentaire sur l’épisode ici représenté du Râmâyana. Ce récit fait manifestement partie de leur histoire mythologique – avec ce que cela suppose d’approximation, mais également de symbiose dans le récit. Là où le spectateur occidental devrait se sentir exclu d’une telle évocation, le talent de Nina Paley parvient à construire un monde visuel qui – plus encore que l’évocation de cette histoire d’épouse spoliée, bien commune aux cultures présentes ici – ouvre aux néophytes les portes d’un monde dans lequel ils devraient se trouver sans référence.
Mais le moment de bravoure de Sita chante le blues se définira, avant tout, comme étant en opposition avec les sentiments d’humour ironique, d’harmonie qui sous-tendent l’ensemble du récit. L’Agni Parishka – la séquence d’illustration du moment de vertige forcément personnel, forcément universel consécutif à l’annonce de la rupture – se pose en effet en pinacle du récit, en apex narratif, visuel et sensitif. À la fois continuation logique d’un univers musical et visuel et rupture cinglante avec le ton ironique et résigné de Sita chante le blues, cette séquence, à la différence du reste du film, ne repose aucunement sur son rapport au dialogue, très utilisé par ailleurs. Expérience visuelle et sensitive intense, elle démontre à elle seule la capacité narrative du style visuel de Nina Paley.
Non contente de proposer l’un des films d’animation les plus excitants qu’il nous ait été donné de voir, Nina Paley se trouve également faire de son film le fer de lance d’une prise de position idéologique qui n’est pas sans rapport avec notre actualité hexagonale. Confrontée dans le cadre de l’exploitation en salle de Sita à certaines conditions ubuesques de la loi sur le droit d’auteur aux États-Unis, Nina Paley se définit aujourd’hui comme une «activiste de la culture gratuite», et maintient que la mise en ligne gratuite de son film, loin de lui avoir causé un préjudice financier, provoque un réflexe de responsabilité chez ses visionneurs – notamment en amenant un nombre certains d’achat de DVD consécutifs au téléchargement. Un argument posé et prouvé qui place la sortie de Sita chante le blues en position importante dans le débat franco-français on ne peut plus théorique qui entoure la question de la loi Hadopi.