Nina Paley, réalisatrice de Sita chante le blues, savait-elle dans quoi elle se lançait lorsque son conjoint prit l’avion pour l’Inde? En tous cas, le voyage allait se révéler d’une grande importance pour la réalisatrice – non seulement en fournissant la matière de son film, mais également en faisant d’elle, à terme, une farouche défenderesse de l’art libre de droit. Retour avec elle sur son actualité autour de Sita et de son activisme.
Nina Paley, vous êtes arrivée au cinéma d’animation en venant d’une carrière de dessinatrice : de ce point de vue, comment considérez-vous l’animation ?
Nina Paley : C’est tout simplement plus difficile, cela maintient mon esprit plus en éveil. Et les gens sont plus attentifs aux films qu’aux dessins, donc cela me permet de faire passer mes idées plus facilement.
Sita possède une forte dimension autobiographique. Comment avez-vous vécu une expérience aussi cathartique ?
NP : En faisant un long métrage sur le sujet ! Cela m’a tenue occupée pendant les trois ans qu’il m’a fallu pour remonter la pente.
Comment les chansons d’Annette Hanshaw se sont elles retrouvées dans Sita ?
NP : Je venais juste de me faire larguer par e-mail. Je ne pouvais pas retourner en Inde, ni dans notre ancien appartement de San Francisco, que nous avions sous-loué. Donc je me suis retrouvée à habiter avec des amis et des amis-d’amis. L’un d’entre eux était collectionneur de disques – c’est lui qui m’a fait découvrir un 78 tours d’Annette Hanshaw. C’est là que je l’ai entendue pour la première fois, et j’ai senti que sa voix exprimait réellement mes sentiments.
Sita est un film très original, que ce soit dans sa forme ou dans son contexte. Comment êtes-vous parvenue à le financer ?
NP : J’ai utilisé l’argent que j’avais de côté de mon job de freelance, et j’ai régulièrement arrêté la production pour reprendre d’autres jobs de freelance. J’ai aussi eu la chance d’avoir un prêt de la Guggenheim Fellowship en 2006.
Alors que la production du film touchait à sa fin, je me suis retrouvée à sec alors que je voulais faire un négatif 35 mm du film. J’ai donc demandé des prêts et de dons sur mon blog. Aujourd’hui, je suis toujours endettée, parce que j’ai dû payer pour redonner à mon film un statut légal du point de vue des droits (concernant les chansons d’Annette Hanshaw dans l’État de New York, NDR). Je reçois toujours des dons, et je reçois encore de l’argent depuis le nouveau site Sita Merchandise Empire (http://www.questioncopyright.com/sita.html).
Donc en gros, j’ai « financé » le film à coups de dettes, qui demeurent aujourd’hui.
Vous avez parfois une approche assez… burlesque des mythes indiens (par exemple lorsque les narrateurs discutent la mort éventuelle du père de Rama, ou lorsque nous voyons Rama chasser des Rakshasas et terminer sous une haie d’honneur faite de leur sang…). Cela vous a-t-il été reproché, vous a-t-on considérée comme irrespectueuse?
NP : Seules quelques personnes ont estimé le film irrespectueux. Ils avaient leur idée arrêtée avant même de voir les dessins ou d’entendre la narration. L’idée même d’un film d’animation « comique » sur le Râmâyana les choquait. Une fois qu’ils ont eu cette idée, ils ont cherché à la justifier dans chaque aspect de mon travail – quand ils se sont donné la peine d’aller voir le film !
Pratiquement tous les autres spectateurs ont apprécié les narrateurs, au ton plutôt libre.
Plus généralement, quelle a été la réception du film ?
NP : Très positive ! J’en suis à 32 récompenses, et ça continue.
Vous utilisez la forme de narration du Wayang, avec les trois narrateurs en ombre. Comment vous est venue cette idée ?
NP : Les marionnettes en ombre sont également utilisées en Inde pour raconter le Râmâyana – à travers toute l’Asie du Sud-Est jusqu’en Indonésie, en fait. Cela fait d’eux une incarnation importante, au caractère épique. J’étais heureuse de les inclure dans le film.
Les trois narrateurs en ombre sont-ils des acteurs ? Si c’est le cas, comment avez-vous créé leur texte ?
NP : Ce ne sont pas des acteurs, et leur texte a été improvisé, sans script. Mais ils connaissent bien le Râmâyana, comme presque tous les Indiens. Donc ils ont discutés librement des points du récit que je leur indiquais. Ils ont donné leur propre direction à leurs dialogues, ce qui est beaucoup mieux qu’un script.
Dans Les Invisibles, Grant Morrisson écrit que, dans le Wayang, le marionnettiste (le Dayang) a « un talent qui nous fait croire que nous voyons une guerre entre deux grandes armées – mais il n’y a pas de guerre, seulement le Dayang ». Que vous évoque cette définition, à vous qui êtes le Dayang de Sita ?
NP : Le film reflète la bataille dans ma tête et dans mon cœur. L’Unique est constitué de Beaucoup.
Le moment le plus intense du film est probablement l’Agni Parishka, le seul passage qui ne soit pas appuyé par un dialogue. Pensez-vous que la musique transmette plus d’émotion que ne le font les mots ?
NP : Oui ! Todd Michaelsen a fait un travail fantastique, pour parvenir à transmettre ce sentiment. Les paroles sont en Hindi, une langue que je ne connais pas, et qui permet aux spectateurs ne parlant pas cette langue de se concentrer plus sur l’angoisse dans la voix de la chanteuse que sur ses mots. La voix est celle de Reena Shah. Elle a doublé le personnage de Sita, et elle collabore avec le compositeur Todd Michaelsen – c’est également son épouse. La mère de Reena, Laxmi Shah, a écrit les paroles, qui parlent de la dévotion de Sita pour Rama.
Des problèmes de droits vous ont conduite à sortir Sita sur internet avant de le sortir en salle. Est-ce cette expérience qui a fait de vous, et je vous cite, une « activiste de la culture libre » ?
NP : En partie. Une autre partie a été de voir comment un accès restreint serait nuisible à mon film. Proposer le film sur le net augmente la demande de voir mon film en salles. Mes mauvaises expériences concernant les droits de reproduction m’ont conduit à me poser des questions sur ces droits, et c’est de cette façon que j’ai pris conscience que le film serait un bien plus grand succès sous licence libre. Aujourd’hui, le succès du film prouve que mes pressentiments étaient bons.
En 2008, au moment de la sortie du DVD de Sita aux États-Unis, vous disiez toujours avoir des dettes consécutives au film. Êtes-vous retombée sur vos pieds ?
NP : Je prévois que j’en aurai fini avec ces dettes d’ici quelques mois. Je gagne plus d’argent avec le film sous licence libre que s’il était sous une licence conventionnelle.
Vous conservez cependant la conviction ferme que l’art doit être libre et gratuit ?
NP : Oui, mais notez qu’en anglais, « libre » signifie deux choses : « free » comme dans « free beer » (bière gratuite), mais aussi « free » comme dans « free speech » (liberté d’expression). Je crois fermement en cette dernière. J’aime évidemment beaucoup l’argent, et j’ai découvert des moyens d’en gagner qui ne reposent ni sur le principe du monopole, ni sur le principe de la censure (les droits de reproduction créent un monopole artificiel qui repose sur la censure). Pour faire court, le contenu artistique est gratuit, tandis que le contenant est payant. Ou bien : utilisez la ressource illimitée pour vendre la ressource limitée. Je développe cela dans mon essai (en anglais, NDR), « Comprendre le contenu libre » : http://questioncopyright.org/understanding_free_content .
Vous étiez pratiquement seule à travailler à la création de Sita, à la fois sur le côté technique et sur le côté artistique. Pensez-vous pouvoir travailler à l’avenir avec une équipe plus étendue, et moins de contrôle direct ?
NP : Certainement. Je peut facilement m’adapter. Mais il n’y avait aucun autre moyen de faire Sita.
Merci Nina. Vous avez quelque chose à rajouter ?
NP : Oui : je suis très heureuse qu’Eurozoom distribue Sita dans les cinémas français !