Les livres d’entretiens sont rarement des sommets littéraires. L’alternance de questions-réponses donne souvent l’impression d’une interview prolongée noyant tout point de vue dans une sorte d’efficacité journalistique. Le genre comporte des exceptions à la règle, le Hitchcock/Truffaut bien sûr, ou plus récemment le petit opuscule d’Emmanuel Burdeau sur Judd Apatow. Il faut être clair : L’Esprit libre – Jean-Claude Carrière n’a pas leur profondeur théorique. Mais il recèle néanmoins quelques petites pépites, et a le mérite de dresser le portrait d’un des rares « purs » scénaristes français passés à la postérité.
L’entrée de Jean-Claude Carrière dans le monde du cinéma tient du hasard, de quelques rencontres. Du genre fort en lettres, issu de Normale Sup, Jean-Claude Carrière envoie un manuscrit aux éditions Julliard. Alors simple éditeur associé au sein de cette structure, Robert Laffont apprécie son texte et décide de le publier. Lézard paraît en 1957. Il ne se vendra qu’à quelques centaines d’exemplaires, mais les critiques sont bonnes, et surtout ce premier ouvre des portes à notre fils de viticulteur. Robert Laffont décide en effet de « novéliser » Les Vacances de Monsieur Hulot. Jean-Claude Carrière fait partie des auteurs pressentis. Il rend visite à Tati. Le courant passe, en particulier avec l’assistant de ce dernier, Pierre Étaix.
Les pages consacrés à Tati sont parmi les plus fortes du livre, témoignant de son génie comique exercé au quotidien, mais racontant aussi son triste déclin après l’échec de Playtime. Empreint de lucidité, Jean-Claude Carrière décrit un artiste qui s’est peu à peu perdu : « Il me semble que quelque chose (…) s’est desséché chez Tati. Autant dans Jour de fête il met tout ce qu’il a, des gags venus du music-hall, du cirque, le manche du râteau qui frappe le nez. Tous les clowns ont fait ça, de tout temps. Il ne cherche même pas une originalité, il prend ce qu’il vient. Un cinéaste presque naïf. Je crois que, plus tard, une certaine critique lui a tourné la tête. Tati n’était pas un intellectuel. Il n’était même pas capable de lire certains articles écrits sur lui, ou un livre comme Hulot parmi nous. Comme s’il était le messie. Petit à petit, il a été paralysé. “Qu’est-ce qu’ils vont dire dans Les Cahiers du cinéma ? Si Hulot entre à gauche, on va penser qu’il vote communiste, non ?” Nous nous regardions, avec Pierre et les autres, un peu sidérés. »
Après un séjour en Algérie, période guerre coloniale qui ne dit pas son nom, Jean-Claude Carrière revient à Paris, retrouvant Pierre Étaix avec lequel il a continué de correspondre au point où ils ont déjà quatre courts métrages écrits. Un producteur, Paul Claudon, mise sur eux. Heureux anniversaire obtient l’oscar en 1962, et s’ensuit le tournage d’un premier long, Le Soupirant, qui est d’emblée un succès public (plus de 500 000 entrées à Paris) comme critique (prix Louis Delluc en prime).
La carrière de Jean-Claude Carrière est lancée. Le producteur Serge Silberman le convoque pour lui demander s’il veut collaborer avec Buñuel qui cherche un scénariste. Il le rencontre à Cannes en main 1963 et enchaîne avec l’écriture du Journal d’une femme de chambre. C’est à l’évidence la collaboration essentielle de sa vie. Plus tard, viendront entre autres Volker Schlöndorff (Le Tambour), Louis Malle (Milou en mai), Jean-Paul Rappeneau (Cyrano de Bergerac) ou Godard (Sauve qui peut (la vie)). Pas de petits réalisateurs, et pas des petits films insignifiants, mais rien qui n’égale l’intensité de sa relation avec le maître Luis.
L’intimité entre les deux hommes longs passages consacrés à leur écriture à quatre mains : « Nous déjeunions et nous dînions ensemble tous les jours. Pas de délimitation, pas de séparation entre le travail et la vie. Nous pouvions continuer à parler du scénario, sans jamais nous sentir esclaves du travail. Six heures de travail chaque jour, trois le matin, trois l’après-midi, une heure pour chaque repas, une autre pour l’apéritif, soit neuf heures de face à face par jour, pendant vingt ans. Nous avons mangé en tête à tête plus de deux mille fois… »
Plus qu’une relation de travail, leur duo tient presque du couple platonique, qui va donner naissance à plusieurs chefs d’œuvre du cinéma mondial. Et tout cela dans un climat de jeu permanent : « Pendant le travail, nous avions l’obligation d’inventer une histoire chacun, tous les jours, et de nous la raconter, le soir, en prenant l’apéritif. Il fallait faire travailler l’imagination, entraîner le cerveau comme un muscle. Il n’y a pas un nombre limité de situations dramatiques. Elles s’étirent jusqu’à l’infini. »
Voilà résumé Jean-Claude Carrière. En tant que professionnel, il croit à la valeur travail (il parle des nuits blanches dédiés à l’écriture, aux longs mois passés à trouver une narration qui se dérobe, à la nécessité de faire de l’écriture son seul et unique métier si l’on veut y réussir…), mais tout cela avec une vraie légèreté, héritage d’un certain pragmatisme paysan hérité de l’enfance et d’un parcours intellectuel fortement marqué par le surréalisme.
Réalisateur d’un seul court métrage, La Pince à ongles en 1968, il a vite fait le choix de ne jamais plus passer derrière la caméra, pour rester libre et ne pas se voir affubler la casquette de cinéaste qui lui apparaît comme un carcan. En cinquante ans de carrière, il a butiné de scenarii originaux en adaptations en costumes avec une facilité déconcertante. Sans doute, parce qu’il ne croit pas aux recettes toutes faites en matière d’écriture pour l’image. Érudit comme on n’en fait plus, il croit à l’expérimentation des formes davantage qu’en la reproduction d’un canevas balisé, allant ainsi s’essayer à l’écriture de pièces de théâtre (notamment sa longue et riche collaboration avec Peter Brook), d’opéras, de chansons ou de dictionnaires amoureux (de l’Inde, du Mexique…).
Pas exempt de défauts (un ego qu’on devine en acier trempé), d’une facilité à se laisser aller au radotage de vieux grigou (les petites anecdotes qui ne servent à rien) ou à des réflexions métaphysiques qu’il ferait mieux de garder pour lui (sa période bouddhique), Jean-Claude Carrière n’en est pas moins une figure importante du septième art français, qu’on voit encore arpenter les couloirs de la Femis (croyant comme peu de ses camarades scénaristes aux vertus de la transmission). Le temps cinématographique lui rend d’ailleurs hommage ces derniers mois avec les ressorties successives des films de Pierre Étaix, ainsi que de Taking Off de Milos Forman ou du Voleur de Louis Malle.