Pour la première fois paraît en France un livre d’entretien avec Judd Apatow, le pape de la comédie made in USA. L’occasion pour le lecteur de se plonger dans la psyché du créateur d’une nouvelle marque de fabrique comique, et d’un découvreur de talents hors-normes. Retour également sur un parcours singulier, et la naissance dès son plus jeune âge d’une passion infaillible pour les acteurs comiques, et ces « stand-up comedians » qui peuplent l’imaginaire des productions Apatow.
Bitus Dickus
Mené par Emmanuel Burdeau, ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, l’entretien est précédé d’une introduction à la vie comique où il tente de décrypter les différentes déclinaisons du rire « apatowien », ainsi que les puissances comiques à l’œuvre dans ses productions.
L’ouvrage est un bel objet à la couverture d’un jaune éclatant, et lorsqu’on le feuillette, la première page saute avec insolence aux yeux : s’y dessine une des œuvres juvéniles de Seth, personnage de SuperGrave, où deux sexes turgescents prennent la forme d’angelots et de diablotins entre paradis et enfer. Le cul, sujet de prédilection des héros de SuperGrave, tient également une place importante dans cette introduction, puisqu’il est un élément rassembleur et porteur d’un thème cher à Apatow : l’amitié (la bande de potes étant une des pièces fondatrices de chacun de ses films). Ainsi, Burdeau décrit avec exemples à l’appui les différentes strates du rire qui régissent les groupes et les lieux constituant l’univers d’Apatow. Et de poser des problématiques qui traversent tout travail de comédie à l’orée du XXIe siècle : dans une société où le comique et la dérision sont présents partout (dans les médias notamment : humoristes, chroniqueurs, caricaturistes en tous genres…), comment redonner ses lettres de noblesse au rire ? Comment rendre ce caractère d’exception au rire alors qu’il est omniprésent ? Apatow répond à travers un éloge du personnage ordinaire, middle-class, loser sur les bords, déclinant les manifestations du rire dans la banalité d’une vie sans éclats. Il accomplit ainsi un tour de force en réussissant à souligner le comique tout en le fondant dans la norme du quotidien. Et ce, pour servir en dernier lieu une très louable intention : combattre l’impuissance existentielle par la puissance comique.
L’homo-Apatow
Le long entretien dresse de son côté un portrait saisissant du cinéaste-producteur : timide, vaguement parano, névrosé, mais sachant jouer de ses petits complexes d’infériorité. Un homme à la fois généreux et secret, qui refuse de conceptualiser le lieu d’où proviennent les blagues de peur de ne plus réussir à en écrire, et d’en casser l’éphémère magie.
Son parcours, entre sombres travaux de réécriture de scénarios et collaboration sur des séries TV (Freaks & Geeks, Undeclared) ou des émissions (The Ben Stiller Show, The Larry Sanders Show) laisse entrevoir l’angoisse existentielle d’un bourreau de travail (workaholic dans le texte). Se dessine alors en creux une peinture du milieu de la télévision américaine, son mode de fonctionnement et ses petits coups bas. Au fur et à mesure de l’entretien se construit le récit de la naissance d’une génération de comiques qui ont pris le pouvoir à Hollywood (Ben Stiller, Adam Sandler, Jim Carrey…), avec en parallèle l’émergence de nouveaux talents prêts à prendre la relève (Seth Rogen, Jonah Hill…). Il y a quelque chose de très touchant dans le discours protecteur d’Apatow envers ces jeunes acteurs qu’il a dénichés et transportés dans la lumière : il se sent responsable de leur fulgurante ascension, et se soucie de leur avenir. Et l’on retrouve finalement dans le discours d’Apatow ce qui fait le sel de ses films : apologie de l’amitié, une certaine aversion pour la hiérarchie, amour de la diversité des faibles et des moches face à l’uniformité des beaux et des forts.
Avec toujours dans un coin de la tête la conscience d’avoir la chance d’exercer un métier privilégié. Apatow s’étonne toujours à propos de ses débuts de la façon dont il arrivait à gagner sa vie : en écrivant des blagues, tout simplement. À l’image de la vidéo d’Adam Sandler s’amusant à faire des canulars téléphoniques en exergue de Funny People, Apatow garde toujours le privilège de la spontanéité lorsqu’il commente son travail, sans chercher à intellectualiser le propos social que l’on pourrait chercher à développer sur ses films. Une réjouissante modestie reste donc de mise car, à l’instar d’un Bob Dylan qui pense que les chansons existent déjà toutes et qu’il n’y a qu’à les écrire, Apatow cherche à saisir les blagues au vol pour les coucher sur le papier.