Film caractéristique d’une époque touchée par les éphémères promesses du Flower Power, Taking Off est une satire sociale qui n’a d’autre ambition que d’épingler le fossé culturel qui sépare les parents de leurs jeunes pousses hippies. Voguant sur un scénario qui tient sur une feuille à rouler, ce premier essai américain du réfugié politique tchécoslovaque fait plus dans l’humour caustique que dans la force plastique d’un film (Zabriskie Point) conçu par cet autre cinéaste étranger (Antonioni) parti filmer les USA. De fait et aujourd’hui, Taking Off est sans doute plus à considérer comme le corrosif document d’une euphorie révolue qu’un film majeur de la période seventies.
À bien regarder le générique syncopé de Taking Off, on peut au moins lui savoir gré d’avoir devancé nombre télé-crochets diffusés à l’heure actuelle sur les écrans du monde entier. On y voit sous la forme d’un zapping amusé, une kyrielle de prétendantes chevelues se livrer devant un jury à des exercices vocaux sur le modèle de la folk-music et des protest-songs de l’irritante Joan Baez (Bob Dylan s’en rendra compte bien assez tôt…). Robes bigarrées, fleurs piquées sur de longues toisons, de jeunes adolescentes y psalmodient des slogans d’une naïveté folle (« Everybody needs happiness, Everybody needs love ») tout en fantasmant des contrées cosmiques qui nous laissent parfois très songeur (« Même les chevaux avaient des ailes »). À l’intérieur de ce défilé où se bousculent des interprétations crispées, hystériques et franchement coupées à l’écran, on pourra toujours s’amuser à découvrir l’allure et la performance de la candidate suivante. Mais à la différence du filmage cynique d’un télé crochet comme La Nouvelle Star, le regard posé par Forman semble tendre un miroir gentiment moqueur sur ces jeunes bourgeons déconnectés des réalités et travaillés par des idéaux contestataires de bonne famille. Et toute la réussite de la satire de Taking Off, par rapport aux films typiquement hippies de l’époque, tiendra sans doute à ce léger détachement qui, sans exclure une certaine bienveillance, assume pleinement son refus de choisir entre l’un (la jeunesse libérée) ou l’autre (les parents conservateurs) des deux partis.
D’ailleurs et loin d’être anecdotique, la présence au scénario du collaborateur Jean-Claude Carrière (et sa belle carte de visite bunuelienne) semble, comme le confirme Milos Forman dans le dossier de presse, avoir terriblement apporté à la forme satirique de Taking Off :
« On a eu l’idée, Jean-Claude Carrière et moi, de faire un film sur les hippies américains. On avait loué une petite maison à trois et on écoutait les histoires autour de nous sur les hippies. Puis on est allé les observer mais on les a trouvés terriblement ennuyeux. Ils ne faisaient que fumer, dormir et mendier à longueur de temps. En fait le véritable drame se jouait chez les parents de ces enfants fugueurs. On a donc décidé de faire un film sur eux. »
Ainsi et si l’on veut renseigner sur le mouvement concret du film, Taking Off va déporter un regard posé sur la jeune et future fugueuse Jeannie Tyne vers ses deux spécimens de parents et plus sensiblement son père Larry Tyne, bourgeois new-yorkais maniaco-dépressif. Assez dérangé pour que le croquis satirique fonctionne durablement, ce paternel joué par l’impeccable Buck Henry s’affiche comme le prototype de celui prêt à percer les mystères d’une jeunesse « déboussolée ». Corps étriqué dans de ternes costumes, esprit prisonnier de pâles conventions, son personnage apporte une véritable touche burlesque à un film dont la visée est de précipiter un modèle d’autorité dans un monde libéré. Ses courses dans les rues, son incapacité gauche à se détendre ainsi que son regard névrosé qui s’agite derrière ses montures relèvent admirablement les réjouissances du comique formanien. Mais, ce qui aujourd’hui frappe peut-être le plus, en observant le profil de ce personnage, c’est sa flagrante ressemblance avec le protagoniste d’A Serious Man, Larry Gopnick (Michael Stuhlbarg). Définitivement confondantes de proximité, ces deux figures qui voient leur équilibre familial s’écrouler restent sans doute la plus marquante des collusions (famille barge et aisée, grosseur du trait, quête d’ordre) que le dernier film des frères Coen entretient avec Taking Off.
La comédie de Forman se déroulant ensuite vers d’autres espaces (la police aurait retrouvé la jeune adolescente), quelques scènes cultes vont alors ponctuer la dérive physique des parents de Jeannie Tyne. Une énergique séquence de concert filmé où Tina Turner propulse des vocalises à faire pâlir Joan Baez précédera la fameuse séquence (un tantinet surannée) où, au cours d’une congrégation, nos deux parents vont s’adonner aux volutes de la marijuana jusqu’à ce que leurs corps se libèrent lors d’une géniale partie de strip-poker… Au travers ce grand délire enfumé et assumé, Milos Forman trouve son point d’accroche. L’effet de l’herbe produit chez les adultes une libération corporelle, sexuelle et verbale qui, à son déclin, ramènera les postures conventionnelles d’antan. Tandis que pour la jeunesse du film, la drogue enferme et ne libère pas de l’errance ambiante, elle produit chez les adultes une émancipation éphémère et sans lendemain. En dépit de quelques facilités caricaturales, le tableau formanien cristallise par ce final sa véritable portée critique de la société américaine. La jeune Jeannie arborera ainsi un voile mélancolique qui dit tout de l’impossible révolte contre les valeurs dominantes alors que le désarroi des adultes renverra à l’immobilisme puritain juché derrière son confort moderne et son vernis progressiste.
Véritable fer de lance de la carrière de Milos Forman, le conflit des générations, revisité au fur et à mesure des mutations de la société, trouvera par la suite d’autres habits discursifs. La comédie musicale bohème Hair renouera ainsi avec la question de la défaite libertaire et de la toute-puissance de l’establishment. Les trois magistraux biopics que sont Amadeus, Larry Flynt et Man on the Moon pousseront quant à eux la logique dans une forme bien plus pessimiste et radicale encore. Que ce soit le dérangé Mozart libérant l’opéra de ses structures corsetées, le trublion Andy Kaufman renvoyant l’absurde folie du monde à son image fêlée ou encore les provocations du jouisseur Larry Flynt… la marge se refermera et l’étau comprimera toujours sur ces agents d’une révolte idéaliste. Et comme le Randle Patrick McMurphy de Vol au-dessus d’un nid de coucou, toutes ces figures d’agitateurs finiront par devenir les principales victimes dérangées, bâillonnées et prisonnières de systèmes œuvrant pour une pâle conformité et une discipline définitivement aliénante.