Si Lettre d’une inconnue n’est pas le premier film américain de Max Ophuls après une partie de Vendetta (1946) et L’Exilé (1947), il est l’exemple éclatant de la victoire d’un style durement imposé outre-Atlantique. Né en Allemagne, en fuite dès 1933 en France puis aux États-Unis après la drôle de guerre, Ophuls (ou Ophüls, mais crédité Ophuls ici) a eu bien du mal à monter des films jugés toujours trop chers, trop profusionnels, trop montés, trop grandiloquents. Étonnamment, Lettre d’une inconnue frappe par la cassure qui s’opère entre la richesse éblouissante des tableaux introductifs et l’épure progressive d’une dramaturgie qui concilie Sécession et Romantisme.
Les formes du drame
Disons-le tout de go, on retrouve dans la première partie de Lettre d’une inconnue, celle de l’innocence, la profusion de décors, d’échelles de plans et d’espaces mis en scène que beaucoup ont rapprochée d’un style baroque. Mais il y a dans le baroque une surcharge, une confusion stylistique et dramatique qui relèveraient presque de l’incompréhension d’un film comme celui-ci : le décor n’est pas un ornement, il est un brouillard d’illusions qui met en valeur la solitude profonde des protagonistes et la vanité des repères physiques, matériels auxquels ils s’accrochent. Et le brouillard se dissipe peu à peu, à mesure que le fil tragique se déroule. Ophuls retrouve ainsi la fine ligne narrative qui tenait la nouvelle de Zweig : un pianiste vieillissant, Stefan Brand, a troqué son talent musical pour des amourettes sans lendemain. La veille d’un duel qu’il compte bien esquiver, il reçoit une lettre qui le plonge dans un passé maintes fois oublié : Lisa, brûlante d’amour pour le vaniteux depuis sa tendre adolescence, l’a croisé, recroisé, a espéré être aimée, puis être simplement reconnue. Par la voix épistolaire, l’inconnue se dévoile et raconte leur échec commun : construit en flashbacks, le film épouse les contours de son personnage central, Lisa. Il se pare tout d’abord des atours de la jeunesse passionnée, foisonnante, mutine, qui évolue dans des décors et des sons vivaces, dans un mouvement de contestation des figures parentales (la mère et le beau-père de Lisa, qui comptent tout mais ne ressentent rien). Ophuls, maître du tourbillon, est aussi brillant dans l’évanouissement rythmique. Le drame ralentit peu à peu, pour filmer la première illusion du sentiment puis l’assombrissement d’un amour inconditionnel donné par Lisa et oublié par Stefan.
L’intime et le social
Plus proche du romantisme que du baroque donc, Lettre d’une inconnue est d’abord une mise en scène de l’intime parasitée par les débordements de l’extérieur. Lisa n’ouvre pas les portes : elle reste dans leur embrasure ou se faufile, refuse de s’imposer et attend qu’un échange prenne forme entre elle et Stefan. La lettre qu’elle lit en voix off est le symbole même de l’impossibilité du dialogue entre l’être de passion et l’être individuel. Le seul personnage qui la voit et l’entend, John, le valet de l’artiste, est muet : il personnifie, comme la jeune femme, l’attente impuissante. Lisa est le débordement de l’intime sur le social, du moi sur l’individu en construction tandis que Stefan est l’être du monde, incapable de vivre pour autre chose que sa propre satisfaction. De toutes parts le film est parsemé du trouble de Lisa, de son incapacité (bien qu’elle se marie et paraît, un temps, s’accrocher au bonheur social) à en sortir ou à le faire évoluer. Joan Fontaine, l’oie blanche Hollywood teintée de féminité éperdue d’Ivanhoé ou Rebecca, rend palpable cette impression de résonance permanente que savent protéger les observatrices généreuses. Et Ophuls de changer l’observatrice en actrice, l’âme errante en figure tragique. Il n’y a rien de mécanique dans la conduite du drame chez lui : ce que certains ont, un temps, critiqué comme de la lourdeur est la représentation de la pesanteur amoureuse, de l’étouffement de l’être qui se noient et disparaît lentement, comme les décors, les illusions et les regards changent et s’épuisent.
Les zones de doute et de tremblement perturbent une dramaturgie flottante : Ophuls développera dans La Ronde, Madame de ou même Lola Montès cette idée que la scène centrale est toujours à venir, que chaque moment du drame, loin d’être pensé comme l’étape d’un processus ou d’un défilement, est un dévoilement, une ombre que l’on espère jusqu’au bout pouvoir lever. Lisa revit finalement la même scène tout au long de sa vie sans pouvoir en changer l’issue. Elle n’est pourtant pas la victime d’une fatalité, elle est la blessure aveuglée et aveuglante du pianiste égocentrique ; elle est la lumière qui s’éteint de ne pas être regardée. Les producteurs d’Universal avaient refusé une sortie américaine à Lettre d’une inconnue en 1948 trouvant le film « trop européen ». Touchant pourtant au sentiment le plus universel, l’amour incompris, le film de Max Ophuls, aujourd’hui restauré, est depuis reconnu pour ce qu’il est : un ballet d’ombres incarnées, de visages et de corps cherchant l’oxygène, une plongée dans les limbes du tragique que seule la poésie d’un réalisateur de cette trempe a le pouvoir de laisser vagabonder avant son expiration.