En revenant à Baltimore, sa ville fétiche, David Simon expose fatalement We Own This City à la comparaison avec The Wire. Mais cette mise en miroir, loin d’écraser cette nouvelle série, permet plutôt de prendre du recul et de mieux circonscrire les contours de la « méthode Simon », reposant sur une hybridation entre fiction et documentaire. Baltimore fut en quelque sorte le laboratoire de Simon : d’abord journaliste, voire presque ethnologue, il a posé les fondations de ses fictions à travers une longue étude sur les rapports des habitants des quartiers pauvres avec la police et les institutions de la ville. La suite est connue : ce matériau est à l’origine de l’écriture du roman Homicide, puis des séries The Corner et The Wire. Simon a trouvé dans la narration sérielle l’écrin idéal pour construire un récit d’une grande densité, déployant une approche documentée des systèmes d’ordre qui régissent le quotidien des Baltimoriens, sans pour autant rien sacrifier à une inspiration hautement romanesque. Vingt ans plus tard, David Simon revisite cette matière documentaire après avoir suivi un chemin qui l’a mené jusqu’aux confins de l’uchronie (l’adaptation de The Plot Against America de Phillip Roth), en retraçant l’enquête du journaliste Justin Fenton sur la corruption d’une partie de la police de Baltimore dans les années 2010.
Il ne faut pas attendre de We Own This City qu’elle soit le strict prolongement de The Wire ; loin d’être un spin-off, cette nouvelle série acte même une rupture dans l’œuvre de Simon. Car si le showrunner a exploré au fil des années des univers et des genres cinématographiques bien différents (du film de guerre dans Generation Kill au film noir dans The Deuce, en passant par le film musical pour Treme), ses séries témoignaient, à la fois dans l’écriture et dans la mise en scène, d’une certaine homogénéité : il s’agissait toujours de développer d’amples récits, patients et linéaires, à partir d’une vue en coupe de territoires et de communautés (les mythiques travellings dans les rues de The Wire). Avec We Own This City, David Simon radicalise son approche en embrassant un horizon plus ouvertement didactique : si tout paraît plus rapide et démonstratif, c’est que le récit cherche surtout à susciter un certain vertige face à la situation catastrophique dans laquelle est plongée la ville de Baltimore.
La matraque
We Own This City nous invite ainsi à regarder, pour citer le titre de la chanson qui accompagnait le générique de The Wire, « au fond du trou » (« Way down in the hole ») : c’est-à-dire la révélation, en 2017, des agissements d’une brigade anti-armes à feu qui a semé la terreur dans Baltimore pendant des années, sans que ne s’en émeuve une hiérarchie curieusement aveugle. Le récit remonte jusqu’au début des années 2000, à l’époque où The Wire déployait ses multiples intrigues, pour embrasser de la sorte près de vingt ans de dérive. À rebours du geste horizontal qui présidait l’opus magnum de Simon, ce temps long ramassé sur six épisodes accouche d’une structure donnant l’impression, cette fois-ci, d’une certaine verticalité : il s’agit d’empiler méthodiquement une série de faits difficiles à démêler (au point que l’on est souvent perdu dans la chronologie), pour dresser le tableau d’une consternante accumulation. En découle un récit qui ne ressemble à aucune autre des fictions de Simon, en cela qu’il est pleinement fondu dans l’écriture journalistique dont il épouse le point de vue omniscient. Multipliant les aller et retours dans le temps, il se présente, à l’instar d’un article de presse, comme une lente démonstration, moins soucieuse d’être efficace dramatiquement que de rendre compte point par point de l’ampleur du marasme. C’est au fil des révélations des membres de cette fameuse Gun Trace Task Force, interrogés par le FBI à la suite de leur arrestation en 2017, que la série tente de déplier l’enchaînement des manquements qui ont abouti à une pareille absurdité : des policiers qui, protégés par leurs supérieurs, braquent et tuent des civils pour les détrousser. À partir de ce socle de film-enquête (témoignages, reconstitutions, etc.), la série multiplie les détours pour réinscrire cette affaire dans le cadre d’une triple histoire : la désastreuse guerre contre la drogue menée par les États-Unis, les violences policières et enfin l’accroissement de la criminalité à Baltimore. C’est notamment au personnage de Nicole Steele, avocate des droits civiques, que revient le rôle d’apporter un éclairage plus large sur les ramifications du récit.
D’épisode en épisode, une étrange cadence s’établit à partir d’une série de répétitions : les crimes s’enchaînent et se ressemblent, tout comme la désinvolture et l’impunité avec lesquelles ils sont commis. La séquence d’ouverture contient en elle tout le mouvement de la série : alors que Wayne Jenkins (Jon Bernthal) patrouille au milieu des rues de Baltimore au début des années 2000, le mouvement circulaire nerveux qu’il donne à sa matraque maintient une forme de suspense dont on attend l’issue avec inquiétude. En parallèle, le montage nous fait écouter le discours de ce même policier, quinze ans plus tard, qui donne à des jeunes aspirants souhaitant rejoindre sa brigade une leçon de morale sur l’usage de la force. Retour dans la rue : soudainement, le jeune Jenkins abat son arme sur la bouteille d’un pauvre ivrogne désemparé ; son regard, à la fois sévère et cruel, figure dès les premières minutes l’abysse (ou, là encore, le trou) dans laquelle la narration s’engouffre. Il n’y a aucune chance pour que cette matraque ne s’écrase pas encore et encore. Sous couvert de discours hypocrites, toujours ces flics feront régner l’iniquité.
C’est en se concentrant sur une poignée policiers véreux – et principalement Jenkins, sorte de McNulty qui aurait vraiment mal tourné – que Simon acte un véritable déplacement dans sa manière de regarder le monde, embrassant cette fois un certain manichéisme. En choisissant Jon Bernthal, acteur tout en explosivité qui dénote avec le flegme des personnages qu’il a l’habitude de croquer, le showrunner fait de lui l’incarnation des outrances d’un système trop défaillant pour ne pas être absurde. Alors Bernthal joue tour à tour la bonhomie sincère, la débrouille salutaire et le vice qui vient le pourrir jusqu’à l’os : Jenkins se croit le visage de la camaraderie quand il n’arbore que celui d’une corporation lâche, malade et coupable. C’est la grande réussite, mais aussi la limite de la série que de s’appuyer essentiellement sur cette figure bien dessinée : lorsque Jenkins est absent, la mise en scène patine un peu, comme si elle ne savait pas où fixer son regard. C’est peut-être aussi le signe que Simon ne parvient pas totalement à se départir de certains réflexes d’écriture (comme la multiplication de personnages secondaires, dépeints ici un peu rapidement) qui ne trouvent pas toujours leur place dans cet édifice hésitant parfois entre l’efficacité du journaliste d’investigation et le sens de la nuance de l’ethnographe.
Requiem
Cette densité de la narration contribue toutefois à créer un trouble : perdu dans ce récit extrêmement proliférant, où les affaires et les époques se chevauchent à un rythme soutenu, l’attention du spectateur s’accroche au plus évident – la culpabilité policière qu’incarne à merveille Jon Bernthal – et à sa mémoire. Pour qui aura passé des dizaines et dizaines d’heures devant The Wire, ce retour à Baltimore n’est pas sans faire remonter des souvenirs. Les briques rouges qui teintent les rues, les burgers dégustés sur les capots de voiture, le bruit des radios de police qui remplissent le vide des rues la nuit, jusqu’à la distorsion des écoutes téléphoniques que les policiers interceptent : David Simon dialogue avec le mythe qu’il a créé sans jamais céder à la nostalgie. Il en va ainsi de son casting comportant beaucoup de visages croisés dans The Wire qui viennent incarner des rôles ici diamétralement différents. Quand l’inspecteur Suiter s’arrête une seconde, amusé de traverser le coin de rue où il a fait ses premières patrouilles, on ne peut s’empêcher de s’imaginer que l’acteur qui l’incarne, Jamie Hector, regarde en fait avec émotion le corner de son ancien personnage, Marlo Steinfeld. Et ce paysage bien connu de nous apparaître alors pour ce qu’il est réellement : un lieu hanté de réminiscences. Si l’univers de The Wire est bien présent, il semble toutefois dévitalisé, puisque jamais la mise en scène ne cherche à ressusciter l’ambiance qui faisait son sel. C’est qu’il manque un contrechamp, celui du monde des criminels, qui a largement contribué, il faut le dire, à susciter l’empathie pour cet univers âpre : les figures de dealers et gangsters hauts en couleur, les « Yo Dee ! » ou l’allure inimitable d’Omar Little. D’une certaine manière, Simon s’affranchit de sa propre mythologie en partant du principe que revenir à Baltimore suffit à la convoquer et à signifier à quel point celle-ci est piétinée par une réalité dépassant dans l’outrance la fiction. L’univers qu’il a construit n’existe plus ; il se charge lui-même d’en acter la mort.