Manhattan, été 1971. Assise sur un lit, Darlene (Dominique Fishback), une tapineuse de 20 ans, regarde la télé à côté d’un vieux monsieur en quête de compagnie plutôt que de plaisirs tarifés. Ce soir-là passe Tale of Two Cities (1935), de Jack Conway. Dans cette adaptation MGM du roman historique de Charles Dickens, le personnage de Sydney Carton, par amour pour une femme à laquelle il a renoncé, finit par donner un sens à sa vie en prenant sur l’échafaud la place d’un autre, auquel il ressemble à se méprendre. Un sacrifice qui émeut aux larmes la jeune fille, transportée par cette fresque révolutionnaire située à Paris et à Londres. « She loves him, right ? », demande-t-elle en désignant la petite couturière que l’on s’apprête à guillotiner avec Carton. Dernier plan du film : le couperet s’abat alors qu’un travelling vertical s’élève au-dessus de la machine de mort, transposant en termes cinématographiques la théologie du salut selon Dickens. « The End », retour au principe de réalité : au moment de prendre congé de son client, Darlene lui soutire 20 dollars de plus que d’habitude pour justifier son absence prolongée de la rue. « Time is money », lâchera plus tard son souteneur.
D’assomption, il ne sera nullement question dans The Deuce, la dernière création en date de David Simon, show-runner de The Wire et Treme, qui s’est à nouveau adjoint les services de l’excellent auteur de romans noirs et dialoguiste hors-pair George Pelecanos. À Dickens, en revanche, la série emprunte un foisonnement narratif, un rythme feuilletonesque, une empathie pour les classes dangereuses et laborieuses ainsi qu’un réalisme saisissant. Encore qu’il s’agisse moins ici de reconstituer que de restituer le Times Square des années 1970, dont le faste bigarré se remet soudainement à clignoter de mille feux, réactivant l’imaginaire cinéphile et interlope qui lui est associé. Le soin méticuleux apporté à chaque détail ne verse jamais dans le fétichisme ou la nostalgie, écueils passéistes sur lesquels se sont échouées des séries aux moyens et ambitions comparables, comme Vinyl ou Boardwalk Empire. C’est que The Deuce n’est pas tant une série sur ce que New York a été que sur ce que New York est devenu, révélant au grand jour les mécanismes souterrains qui ont permis sa confiscation.
Faux-semblants
The Deuce n’est pas que le diminutif (« The Forty-Deuce ») donné au red-light district le plus célèbre du monde, qui s’étalait alors sur la 42ème rue entre les 7ème et 9ème Avenues et jouxtait l’immense gare routière de Port Authority Bus Terminal, laquelle répondait pour sa part au sinistre surnom de « cavern of squalor » (l’antre de la crasse). Il s’agit d’un terme polysémique qui désigne autant un lancer de dés se soldant par le chiffre « deux », pire résultat possible, que le billet de deux dollars, toujours imprimé de nos jours, quoique très rare. D’une rareté comparable à celle des frères Martino, Vincent et Frankie, des jumeaux si ressemblants que la mafia, qui cherche à recouvrer les dettes de jeu de l’un, le confond régulièrement avec l’autre. The Deuce conte donc l’histoire d’un quartier où se reconfigure le capitalisme moderne à travers la trajectoire d’une fratrie qui doit ses fortunes à l’essor d’une économie informelle fondée sur la circulation fiduciaire et la marchandisation des corps. Deux frères prolétarisés dont les visages pourraient être imprimés au recto et au verso de ce billet à la valeur dérisoire ou sur l’une de ces piécettes que les voyeurs glissent dans la fente des peep-shows.
Dans cet inframonde où la moindre relation est transactionnelle, Vincent (interprété, comme Frankie, par James Franco) cultive un état d’esprit qui fait paradoxalement de lui un prête-nom idéal pour le capo Rudy Pipilo, soucieux de confier la gestion de ses affaires à un associé scrupuleux. Une droiture qui ne l’exonère pas de ses propres lâchetés, ce « rital de Brooklyn », comme il se présente volontiers, ayant fui une famille (une femme et deux enfants) qui en cachait une seconde (son beau-père, capo également, aurait pu faire de lui un made man). Ironie du sort qui le jette, une fois franchie l’East River, dans les bras d’un autre mafieux désireux, celui-là, de s’offrir un « honnête homme ». Son flamboyant jumeau, Frankie, est moins antinomique qu’il n’y paraît au premier abord, Simon et Pelecanos fuyant tout manichéisme dans l’écriture et le développement de leurs personnages. Il incarne davantage un fantasme de dépense pure, se donnant régulièrement en spectacle sous le regard de son cadet « de 23 minutes », dont il serait l’avatar insoumis. Une dépense à la fois physique, sexuelle et financière qui atteint une forme de désintéressement, puisque ce noceur sans domicile fixe s’adonne frénétiquement aux jeux d’argent, incapable de se projeter au-delà de la prochaine partie de cartes. Même lorsqu’il consent à un investissement, c’est par goût du risque. C’est ainsi à Frankie qu’Eileen (Maggie Gylenhall), titillant le flambeur en lui, propose de coproduire le porno qu’elle écrit et réalise, le sachant en possession d’une coquette somme obtenue dans des circonstances aussi rocambolesques que révélatrices : en rétrocédant un commerce remporté au poker qu’il s’est avéré incapable de tenir.
No Business Like Show Business
Chez Eileen, le dédoublement est tour à tour vecteur d’autonomisation et d’aliénation, tant sa persona de Candy – son nom de rue comme il y a des noms de guerre –, semble progressivement l’étioler. Affublée d’une perruque peroxydée, cette Cendrillon défraîchie des trottoirs est aussi, le jour venu, la mère d’un petit garçon confié à ses grands-parents, auquel elle rend visite de temps à autre. Jamais les raisons exactes qui l’ont conduite à se prostituer ne seront révélées, même si l’on devine qu’elles ont à voir avec un ex-mari abusif, ce qui expliquerait qu’elle exerce sa profession sans la protection d’un proxénète, au risque de se retrouver à nouveau victime de violences. Cette volonté d’indépendance, qui singularise Candy parmi les autres travailleuses du sexe, se heurtera à de vives résistances au sein de l’industrie pornographique naissante, à commencer par celle de son mentor Harvey Wasserman, réjouissant amalgame de Ron Jeremy et Woody Allen, qui vit mal les aspirations de la nouvelle venue à passer derrière la caméra. Devenue performer, puis réalisatrice, Eileen/Candy incorporera cette famille d’accueil de la clandestinité jusqu’à la reconnaissance mainstream, dans une séquence qui lui permettra de dépasser le dualisme auquel sa profession précédente l’avait contrainte. Une séquence qui connaîtra son apogée en 1978, avec le triomphe annoncé de Red Hot, variation coquine et stylée autour du Petit Chaperon rouge, et prendra fin au moment où les magnétoscopes s’installeront durablement dans les foyers américains et que le genre abdiquera toute ambition narrative et artistique.
L’émancipation graduelle d’Eileen, farouchement attachée à la maîtrise de son outil de production – son propre corps –, se fait donc au rythme des mutations par lesquelles passe très vite le X, un secteur d’activité qui représente autant un prolongement qu’une alternative à la prostitution. Bientôt légitime, il n’en reste pas moins à ses débuts sous la coupe de la mafia italienne, comme les peep-shows, salons de massage, sex shops et cinés porno qui bordent la 42ème. Tous les établissements dépeints dans The Deuce, diners et nightclubs compris, n’encaissent que des espèces, meilleur moyen d’échapper à la taxation dans une ville alors à l’agonie budgétaire. « À l’aune de ces années noires pendant lesquelles New York semblait condamné à péricliter, la reconversion entreprise à partir de 1977 par la ville apparaît radicale. C’est l’époque où les élites dirigeantes se rallient à un nouveau modèle économique et entreprennent de démanteler le système de règlementation mis en place sous le New Deal. Porté par une vague de privatisations et par la dérégulation, ce capitalisme financier d’un nouveau type, caractérisé par une accélération de la productivité et des profits, permet l’essor des marchés dans une économie globalisée et part à la conquête du monde ».
Cette économie informelle, encore que réelle, s’apprête donc à céder la place à une économie spéculative qui n’est pas seulement dématérialisée, puisqu’elle est aussi foncière. À Chris Alston (Lawrence Gilliard Jr.), l’inspecteur de police blasé mais intègre qui doute de l’efficacité du Midtown Enforcement Project, mis en place par la municipalité Koch pour récurer les bas-fonds, un des membres de cette commission lui rétorque : « Vous savez quels sont les meilleurs remparts au crime dans cette ville ? Le placo et les grues. » Peu après, le supérieur hiérarchique d’Alston lui confirme que les jours (et les nuits) du quartier chaud sont comptés : « Parce que chaque bloc de Midtown occupé par des cash businesses qui ne déclarent pas leurs véritables chiffres d’affaires représente un million de dollars de pertes fiscales. Ça n’a rien à voir avec la morale, c’est une question d’argent. » Par-delà son ethnographie minutieuse d’un écosystème révolu, The Deuce procède à une archéologie de la gentrification, où le renouveau urbain s’impose comme la manifestation monumentale de l’économie financiarisée.
De guerre lasse
À l’approche de ces grands travaux, les personnages de la série ne devront leur survie qu’au changement. Vincent, que son instinct d’entrepreneur métamorphosera en petit prince de la nuit new-yorkaise, y parviendra, de même qu’Eileen, déterminée à affranchir la pornographie du seul point de vue masculin. Ce sera également le cas de Larry Brown, embusqué à Port Authority Bus Terminal, où il baratine de jeunes provinciales qu’il destine au racolage. Habitué aux arrivages de chair fraîche, le beau parleur entreprend un jour une candidate à tout point de vue idéale, qui le neutralise instantanément en lui demandant l’adresse du casting X à l’annonce duquel elle a répondu. En quelques années, les oies blanches de l’Ohio et de la Caroline du Nord ont appris à voler de leurs propres ailes, sous le regard impuissant des maquereaux d’antan. Pour Larry, c’est l’amorce d’une prise de conscience, à savoir que sa profession entre en désuétude. En tentant sa chance comme acteur pornographique, il fera à son tour l’apprentissage de l’exploitation qu’il a si volontiers perpétrée. Si elle est à l’évidence raciale, dans un milieu où la virilité prêtée aux Noirs est alors vécue comme une transgression plutôt qu’un fantasme, cette exploitation s’inscrit plus largement dans une problématique de lutte des classes, à laquelle Larry s’est éveillé au cinéma, lors d’une séance de Blue Collar, de Paul Schrader. « C’est exactement ce que veut la boîte. Ils feraient tout pour te garder sur la ligne de montage. Ils montent les anciens contre les nouveaux, les vieux contre les jeunes, les Noirs contre les Blancs, pour qu’on ne bouge pas de là où on est », assure Yaphet Kotto à ses camarades syndiqués d’une usine automobile de Detroit. Ces mots, que l’entremetteur désœuvré déclamera à la sortie du film, sont aussi ceux qui acteront chez lui la découverte d’une vocation insoupçonnée, à laquelle le préparait depuis toujours son occupation des rues, espace scénique s’il en est.
Darlene, qui fut sa « bottom girl », ne s’y est pas trompée. « Tu n’aurais jamais dû me laisser te voir jouer, Larry. En me montrant ça, tu m’as tout montré », lui dit-elle, en ajoutant que « pimps » et « whores » ne sont que des rôles dans une vaste comédie sociale qui n’a que trop duré, et à laquelle les flics eux-mêmes se plient de mauvaise grâce. Leur divorce à l’amiable offre un contrepoint apaisé à la violence paranoïaque qui consume Lori et C.C. Lui, qui s’identifie corps et âme au proxénétisme, ne peut accepter que sa créature échappe à son emprise ; elle, est convaincue qu’il fera tôt ou tard irruption dans le conte de fées sous cocaïne qu’est devenue sa vie de hardeuse à succès. Rachetée au prix fort à son maître, Lori est, à n’en pas douter, la This Year’s Girl objectifiée que chante Elvis Costello dans le générique de la saison 2. Poursuivie et hantée par un homme-loup à la fois séducteur et meurtrier, elle finira par s’arracher à sa servitude new-yorkaise pour rejoindre son Eden californien. À peine sortie de l’aéroport, un de ses amants lui ouvre la porte de son bolide, comme C.C., en parfait gentleman psychopathe, lui tenait autrefois celle de sa Cadillac. Changer, donc. Ou partir, tout en restant soi-même.
À noter que la revue Débordements, dans son tout premier numéro papier à paraître fin mars, consacrera un dossier de 130 pages à l’œuvre télévisuelle de David Simon.