Décembre 1984. Alors qu’il se promène à Times Square avec sa compagne, Abby Parker (Margarita Levieva), Vincent Martino (James Franco) commente l’avancée soudaine prise par le chantier du Marriott Marquis, après sa brutale interruption causée par la crise fiscale de 1975. « C’est comme si on bâtissait le Taj Mahal dans une chiotte ! », ironise-t-il, en assurant que l’ouverture prochaine de ce palace ne changera rien à la morphologie d’un quartier aussi coriace qu’un « cafard ». Dubitative, Abby estime pour sa part que les « investisseurs » savent sans doute ce qu’ils font, avant d’observer que le légendaire théâtre Helen Hayes de Broadway a été rasé pour permettre l’érection de ce gigantesque complexe hôtelier. Quelle preuve plus accablante de son aveuglement que de retrouver Vince 35 ans plus tard, en 2019, dans ce même hôtel, où il vient d’élire domicile pour assister au mariage de son neveu ? Entretemps, l’ex-barman en cheville avec le clan Gambino s’était retiré en Floride, aliéné par sa propre ville, cet éternel palimpseste aujourd’hui réécrit par un autre syndicat du crime – le lobby de l’immobilier. Apprenant dans le Daily News le décès (et la consécration tardive) d’une vieille connaissance, Vince s’aventure ensuite sur la 42ème, aussi décati qu’un mafieux de The Irishman à l’heure des regrets. Et de distinguer dans la foule les visages familiers de ceux et celles qui faisaient autrefois commerce de leurs corps ou de ceux des autres ; sur le carré de trottoir qui leur tenait alors lieu d’enseigne.
A Walk Down Memory Lane
Avec cette dernière séquence, c’est bien la première fois que The Deuce – et à vrai dire une série signée David Simon –, s’autorise un tel écart avec le réalisme documentaire qui innerve habituellement l’écriture, pour s’aventurer du côté des déambulations hallucinées de Tony Soprano. Si cette rupture de ton émeut, c’est parce qu’en refermant ainsi la série, elle l’ouvre aux fantômes d’un passé oblitéré par l’expropriation méthodique de ses occupants. Il a été reproché à ce finale sa supposée nostalgie pour la promiscuité, Candy, Ruby et Lori y apparaissant à Vince dans leurs tenues racoleuses d’avant le grand récurage ; reproche lesté d’un soupçon de male gaze lié à la controverse James Franco. Ces surimpressions n’ont en vérité d’autre fonction que d’historiciser un espace, Times Square, voué au présent perpétuel depuis son basculement dans l’hypermodernité : « Le sentiment de catastrophe qu’on a à New York est […] celui d’une catastrophe vitale, de ce qui ne peut prendre fin que dans l’excès et la prodigalité. L’imminence maximale du temps présent, et donc l’épuisement de tout futur, de toute énergie future, est ramassé dans un seul instant, dans un présent absolu », écrivait Jean Baudrillard dès 1996. Une intuition qui fait écho aux propos de Leon (Anwan Glover), le gérant d’un diner interlope qui avait un jour déclaré à Vince que sa mère avait pour habitude de lui dire, lorsque des proches disparaissaient, qu’ils s’étaient « jetés dans les bras du temps ». Libérés momentanément de son étreinte, voici que les morts parasitent le spectacle son et lumière qui s’étale avec obscénité sur les façades des gratte-ciels, où le pandémonium a laissé place aux condominiums.
Comme le souligne justement l’inspecteur Chris Alston (Lawrence Gilliard Jr.), le vice n’a pas disparu de New York; il a simplement changé d’adresse, emménageant par exemple dans le South Bronx, où Gene Goldman (Luke Kirby) sera forcé de constater la migration des prostituées et de leurs souteneurs, à laquelle il a grandement contribué. De leur côté, les trimeuses des salons de massage rackettés par la mafia réalisent qu’avec l’arrivée des bipeurs, elles peuvent se passer d’intermédiaires, une annonce explicite en dernière page du Village Voice suffisant à s’attirer une clientèle avide de discrétion. Ce n’est donc pas que l’alignement de forces politiques, économiques et financières qui défait l’emprise du crime organisé sur des crénaux autrefois lucratifs, mais aussi le progrès technologique, bientôt appelé à bouleverser les modes opératoires des trafiquants de drogues dans The Wire. New York change à toute vitesse, dans un ravalement de façade facilité par la concentration du capital dans les mains de boursicoteurs, qui se livrent aux délits d’initiés le jour tout en s’offrant des call girls la nuit venue. Mais les ingénieurs de la transformation irréversible de Midtown ne mesurent pas pleinement les conséquences de la planification urbaine à l’échelle de leur propre vie intime. L’impuissance à envisager la corrélation entre les desseins inavoués de la municipalité et la disparition programmée de pratiques clandestines est le fardeau du réformiste Gene Goldman. Penché sur la maquette du pâté de maisons convoité, celui-ci a beau réfléchir à son prochain coup, son machiavélisme n’en reste pas moins bordé d’angles morts. Quitté par sa femme à cause de son homosexualité, ce haut fonctionnaire incapable de faire son coming out est obsédé par la mission que lui a confiée le maire Ed Koch. Au point d’instrumentaliser l’épidémie de sida pour faire apposer les scellés sur les bains fréquentés par des gays, établissements où Goldman avait pourtant trouvé une communauté d’accueil.

One Last Trick
C’est que trois saisons durant, The Deuce a offert avec constance l’hospitalité « à tous les damnés et les réprouvés » du quartier, accoudés au comptoir du Hi-Hat ou de Leon’s, le temps d’un verre ou d’un café. La série rappelle opportunément que New York a pu être, avant que les mœurs suburbaines ne finissent par tout y uniformiser, le foyer des recompositions sociales et affectives les plus insolites. Le mariage de Melissa, ex-prostituée et actrice de X promue costumière, et de Reggie (Calvin Leon Smith), son voisin de palier gay, est emblématique de ces unions impensables ailleurs à l’époque. Répondant au souci qu’a Reg, malade du sida, de la désigner comme héritière, cette décision illustre les solidarités qui prévalaient entre des âmes meurtries par une jeunesse provinciale lourde de violences et de frustrations. À l’inverse de Melissa, Lori Madison (Emily Meade) sera, dans cette saison 3, phagocytée par les fantasmes de girl next door tout juste débarquée du Midwest qu’elle éveille chez son public, les producteurs de X capitalisant sur cet imaginaire de la candeur livrée à la débauche. À Eileen (Maggie Gyllenhall) qui lui demande son vrai nom, la jeune femme se contente de répondre avec un sourire las « Land O’Lakes girl », allusion à une immense coopérative agricole, aujourd’hui encore la fierté de son Minnesota natal. Son véritable nom, c’est à un inconnu qu’elle le dira, contre 50 dollars la passe dans une chambre d’hôtel miteuse.
La lucidité se paie en revanche au prix fort dans l’univers de The Deuce, parfois pour solde de tout compte. La tragédie de Lori est d’avoir laissé les hommes prendre totalement le contrôle de son existence, le pimp C.C., puis son agent et boy-friend Greg, mais aussi ses fans, qui la cantonnent à sa persona de starlette, là où Eileen a su opérer une dissociation salutaire avec son alter ego Candy. Douloureux mais gratifiant parcours que celui de la réalisatrice d’eroticas, déterminée à ne pas céder un pouce de terrain à la bienséance attendue d’elle. « Fuck normal. There is no normal. Normal is a lie ! », s’exclame-t-elle devant Hank (Corey Stoll), qui ne parviendra pas à supplanter dans son cœur le pornographe cinéphile Harvey Wasserman (David Krumholtz), avec qui elle aura vécu sa seule histoire d’amour réussie, car platonique. Lui seul peut entendre que l’intransigeance artistique d’Eileen est non négociable, sauf à prêter ses formes vieillissantes à un ultime tournage licencieux pour financer le projet autobiographique qu’elle couve depuis des années. Rejetée par sa famille, et farouchement indépendante vis-à-vis des hommes, surtout ceux qui lui voudraient du bien, cette ennemie du préjugé sacrifiera tout à son film, comme Barbara Loden à Wanda avant elle. A Pawn in Their Game (« Un pion dans leur jeu »), son chef-d’œuvre certifié Criterion, questionnera à l’aune du désir féminin les rapports de classe et de race pour remonter à la source d’un trauma psychique qui a valeur de récit fondateur.
Toujours aussi foisonnantes, les dynamiques que la série cherche à faire émerger ne prennent pas forme au détriment des trajectoires individuelles, même si, à force de sauter d’un personnage à l’autre à l’approche du clap de fin, la densité du montage finit par nuire à la fluidité du mouvement à l’œuvre dans les deux saisons précédentes. D’autant que la mise en scène est inégale selon les épisodes, apparaissant parfois brouillonne et heurtée dans ses velléités d’immersion urbaine. Une belle idée s’impose cependant, celle d’avoir fait des lits moins le lieu de l’intimité retrouvée ou d’une sexualité débridée que celui de la mort au travail. Il y a bien sûr celui de Vince et d’Abby où, en vertu d’une relation libre, chacun est en droit d’inviter ses amants respectifs du moment que l’autre est prévenu. Occupation du lit par des partenaires de passage, qui contraste avec le vide laissé par les victimes du sida dans les lits d’hôpitaux ou médicalisés. C’est aussi sur un lit qu’un cadavre en décomposition sera découvert. Et c’est encore sur un lit ayant tout juste servi à des ébats tarifés qu’un suicide sera commis, d’une main de poupée zombifiée. La récurrence de ce motif assure une cohérence bienvenue à ce dernier acte déchirant, quoiqu’un rien précipité. Le plus poignant n’est pas tant de se séparer de ces personnages, parmi les mieux écrits et interprétés de mémoire récente à la télévision, que de les voir se dire adieu devant nous dans un dernier baroud d’honneur à Times Square; cette intersection privée d’épitaphes. The Deuce (1971-2019) : « That’s a wrap ».