La verve folle de Sergueï Paradjanov, Andreï Tarkovski l’esthète, le cinéma soviétique n’a pas été avare en enfants terribles. Dans la famille de ces anticonformistes qui évoluèrent en terrain hostile, Alexeï Guerman serait un peu le pirate ; un flibustier dont la carrière semble entièrement tournée vers l’exorcisme des démons de l’histoire russo-soviétique, au croisement de la mémoire personnelle et du destin collectif. Cette quête historique contient aussi une dimension esthétique et fait de lui un redoutable inventeur de formes. Ce dessein ne fut pas sans conséquence, seulement cinq films en trente-cinq ans, des œuvres plusieurs années dans les étagères du Goskino avant de connaître en URSS des sorties dans des circuits confidentiels. Ceci avant d’être mis en avant pendant la perestroïka, durant laquelle il fut nommé administrateur de Lenfilm, le deuxième grand studio du pays après Mosfilm.
Démythification du héros soviétique
Après Le Septième Compagnon en 1967, inédit à ce jour, Alexeï Guerman entame en 1972 avec La Vérification un diptyque avec la Seconde Guerre mondiale en toile de fond. Vingt jours sans guerre en sera le deuxième volet quatre ans plus tard. Ces deux films tournent très nettement le dos à la représentation héroïque du soldat soviétique, dogme absolu et toujours intouchable en URSS brejnévienne. Le cinéaste ne montre rien d’autre que des hommes pris dans la guerre, des êtres versatiles et flottants, sujets à des sentiments et des attitudes contradictoires.
On découvre en ouverture de La Vérification une population de « crève la fin » réquisitionnée par l’ennemi. On enterre la nourriture, on la dissimule, une situation qui renvoie fortement aux sombres épisodes de la collectivisation de l’agriculture à partir de 1929, point de départ du drame de la grande famine organisée en Ukraine. Le film se déroule quant à lui dans le nord-ouest russe occupé par les nazis. Un certain Lazarev, passé à l’ennemi, se rend volontairement aux partisans communistes en prétendant être un « malgré nous », enrôlé de force par les Allemands. Par le biais de ce personnage, mais pas seulement, la guerre est perçue comme un théâtre grotesque. La mort y est toujours représentée sous une forme d’absurde ; alors que les partisans harcèlent une colonne adverse, un homme est abattu alors qu’il poursuit sa vache échappée… Le statut de Lazarev, autant ennemi qu’ami potentiel, est marqué par cette drôlerie très grinçante qu’Alexeï Guerman n’aura de cesse de déployer dans son œuvre. La question du choix et du libre-arbitre dans l’engagement se trouve considérablement écornée. Après avoir été testé par la parole et l’intimidation, il doit faire ses preuves par l’action. A priori probante, l’opération fait toutefois apparaître un nouveau doute, et donc une nouvelle mise à l’épreuve qui entraîne le film dans une véritable dilution des notions d’ami et d’ennemi dans la guerre.
Le réalisateur prend beaucoup de liberté, notamment au niveau d’un récit qui se déroule sur un faux rythme étrange, bien loin d’une marche triomphale vers l’éradication du fascisme et l’édification du socialisme. La liberté et l’originalité formelles sont déjà prégnantes. On découvre le point de vue des partisans par le biais d’une lunette de fusil, la voix du viseur commente alors le passage des troupes allemandes sur un ton presque détaché. Tout ce qui deviendra la marque esthétique du cinéaste est ici en gestation. Particulièrement la vue en caméra subjective, mais aussi un noir et blanc contrasté qui fait merveille lorsqu’il s’agit de capter les traits saillants plein de doutes de combattants fatigués. Ces tendances deviennent certitudes formelles dans Vingt jours sans guerre. Son personnage, correspondant de guerre et écrivain reconnu, permet d’affermir le dispositif subjectif, la caméra semble s’entretenir avec les personnages, ce qui provoque un sentiment d’hésitation à propos du point de vue que l’on adopte. Il est question de ceci lors d’une impressionnante séquence, très étirée, où un camarade commandant à la dérive, face à la caméra, débite jusqu’à la folie le drame de la guerre.
Vingt jours sans guerre suit Vassili Lopatine, qui pourrait bien être une évocation de Vassili Grossman, lui aussi correspondant de guerre et écrivain qui suivit l’armée rouge jusqu’à Treblinka ; auteur de Vie et Destin, fresque peu orthodoxe consacrée à la bataille de Stalingrad. Quoi qu’il en soit, le personnage du film obtient une permission de vingt jours durant laquelle il se rend à Tachkent, aux confins asiatiques de l’URSS. Loin de la guerre et de la Russie. On retrouve ici cette figure de l’homme « pris » par la guerre : « Je suis seulement un homme qui fait la guerre » dit-il, qui essaie pourrait-on ajouter, puisqu’il s’agit selon Alexeï Guerman d’une activité foncièrement inhumaine. Un brin désœuvré et errant, cet homme va connaître une fugitive mais intense passion avec une costumière. Le film est à nouveau une charge féroce à l’encontre de l’instrumentalisation de l’histoire, le cinéaste démonte ici le mythe soviétique de la bataille de Stalingrad. Un flash-back nous transporte dans cette ville où tout n’est que désolation et hébétude, Lopatine est à terre, pétrifié par la fureur des combats. La séquence suivante nous place sur un lieu de tournage où ses écrits servent de base à la reconstitution cinématographique ; un réinvestissement idéologique des événements dans une fresque édifiante peuplée de fiers camarades combattants.
Le carnaval de l’histoire
En 1999, Jacques Mandelbaum, dans Le Monde, caractérise Khroustaliov ma voiture ! par ces termes : « un bilan carnavalesque de l’ère soviétique ». Il s’agit indéniablement d’un film-somme qui agit comme un exutoire pour le moins renversant. Le réalisateur le compare au lancement d’un « immense porte-avion. ». Sa réalisation s’étire sur quinze années, elle débute au milieu des années 1980 dans une Russie encore soviétique et s’achève en 1998, après l’implosion de l’URSS. L’histoire est ici à nouveau prise à témoin. Nous voici en février 1953 ; Staline est malade et s’apprête à mourir, Beria règne en maître et organise le «~complot des blouses blanches~» à l’occasion duquel il s’agit d’épurer un groupe de médecins par antisémitisme d’État. Khroustaliov ma voiture ! suit la trajectoire de Youri Glinski, général de l’Armée rouge et médecin chef reconnu. On suit ce colosse chauve et moustachu entre son activité médicale, sa famille nombreuse et ses amantes qui le sont tout autant. Il doit prendre la fuite pour échapper à l’arrestation qui finit par intervenir. Malmené, humilié, violé (au cours d’une scène particulièrement impressionnante) au goulag, il est finalement libéré par Beria pour aller porter secours au vénérable guide mourant. Le film se termine alors que Glinski est devenu une sorte de desperado ferroviaire qui ne dépareillerait pas dans le Far West.
En fait, l’enjeu du film ne se situe pas dans le fait de raconter cet épisode, mais de le figurer, de lui donner une forme cinématographique. C’est ainsi que Khroustaliov ma voiture ! devient cet objet déconcertant et monstrueux, parce que, selon Alexeï Guerman, « on ne peut pas comprendre la Russie avec l’intellect, on ne peut pas la mesurer avec un mètre ». Le cinéaste reprend ses principes esthétiques qu’il pousse dans les retranchements d’une radicalité ultime. Décrire cette forme relève du défi, elle est unique et d’une certaine manière indéfinissable. Elle se signale par une outrance baroque, un principe d’empilement orgiaque totalement débridé. Si l’on se confère à l’étirement des plans et à leur composition extrêmement complexe et vertigineuse, il s’agirait d’un Béla Tarr sous un cocktail LSD-amphétamines… En dépit de sa mobilité fiévreuse et de rapides panoramiques, la caméra elle-même peine à suivre les gestes, attitudes, déplacements incessants des individus. Se déroule sous nos yeux un ballet incessant de personnages et de véhicules qui entrent et sortent du champ. Une esthétique de la déroute et du chaos donc, largement traitée par une caméra subjective derrière laquelle semble se trouver une double instance : le personnage de la fiction et Alexeï Guerman lui-même. Une manière pour le cinéaste de faire corps avec l’histoire qui est aussi la sienne, dans un geste puissant de réappropriation de celle-ci qui fut longtemps réécrite de manière mensongère et faussée.
Le film s’ouvre par un carton avec ces mots : « Pourtant nous vivions et nous aimions, et nous étions fier de notre pays. » Alexeï Guerman renonce en effet à tout point de vue moral sur l’Histoire, une donnée déjà très prégnante dans ses films précédents. À travers cette forme chaotique, il s’agit donc de donner forme à l’histoire russo-soviétique marquée par des pulsions contradictoires de vie et de mort. Pour Antoine de Baecque, qui consacre un chapitre à ce film dans son récent et passionnant ouvrage L’Histoire-caméra, il s’agit de donner une réplique au régime stalinien : « la stricte reproduction de la peur et de la foi du moment, filmé en un maelström paranoïaque et jubilatoire ». Une fois libéré du goulag et réhabilité pour lui permettre d’aller soulager Staline, Glinski se retrouve donc face à ce corps sacré qui n’émet plus que tremblements, pets et défécations : « le corps russe tout entier finit par en être malade » ajoute de Baecque. Cette stratégie de l’empilement formel jusqu’à la nausée peut s’apparenter à un purgatif cinématographique cathartique par lequel on parviendrait à expulser d’un corps, par quelque orifice que ce soit, une page dramatique d’une histoire collective et individuelle.