Sur une autre planète, au degré zéro de la société, des scientifiques terriens sont envoyés en mission d’observation, se frayant un chemin parmi le lent écoulement de la fange. La Russie, déjà, est une terre humide, et peut-être la terre humide est-elle, d’une certaine manière et éternellement, la Russie. La pensée de l’âme est la pensée de la terre : voilà ce que, de Tarkovski à cet intimidant ballet fécal (le projet a cinquante ans, et Guerman mourut peu avant d’avoir pu mettre un terme aux treize ans de production), semble nous raconter un certain cinéma de la déliquescence. Au fond, l’implacable construction d’Andreï Roublev ne menait qu’à cela, partant du désir de s’élever (le magnifique épisode du ballon) pour arriver, in fine, à l’acceptation de la matière, et non pas en tant qu’elle était seulement matière, mais dans la mesure où elle apparaissait comme l’ultime expression d’un centre mouvant réunissant toutes les forces actives de l’univers. Il faut redire à quel point la scène où l’on découvrait l’argile était finalement une façon de retrouver le territoire même (et le pape Tarkovski, tel le Fils au Père, était lui-même consubstantiel à la Russie), et, à ce moment-là, de se confronter à la métaphysique et de se demander : qu’est-ce-que la Russie ? Qui, aujourd’hui, pourrait-on dire, se demande encore ce qu’est la Russie ? Certainement pas Zviaguintsev, encore moins Mikhalkov. Dans tout le cinéma russe, dans toute la littérature russe, n’existe pourtant que l’être d’un pays, c’est-à-dire que pour la première fois, et d’une façon tout à fait singulière, il est nécessaire d’opérer un déplacement de chaque instant en explicitant le sens d’être, en dévoilant le présupposé dissimulé dans ce qui nous rapporte à l’apparence (une structure, un temps, même les illusions communistes). D’où la tension qui, jusqu’à aujourd’hui, anime ces films, entre l’irréalisable désir de solidification et l’imminence de la fusion (les murs, qui semblent d’abord prêts à exploser, finissent toujours par fondre), ainsi qu’entre la terre et son histoire.
Il est difficile d’être un dieu est donc un grand film de mélasse, ou plutôt le traité de sa surcharge comme devenant progressivement un moteur formel. S’installe d’emblée une double saturation : d’un côté une sorte d’étouffement du récit par le récit, de l’autre une stratégie typiquement baroque de remplissage frénétique de l’image (des détails hétérogènes s’accumulent et se regroupent dans des myriades de plans pour former une farandole de la dispersion). Pour saisir un phénomène direct d’implosion, Guerman invente, en quelque sorte, une suite de ce que l’on nommera des « explosions de l’intérieur », c’est-à-dire des déflagrations presque subies in utero. C’est comme si chaque plan accouchait de lui-même en lui-même, faisant étonnamment de la caméra une sorte de personnage en soi, surpassant le montage et s’opposant en cela à la tradition (politique) soviétique de sa souveraineté. Il y a donc là le paradoxe magnifique de plans-séquences poussés jusqu’à la liquéfaction qui couvriraient, quitte à s’autodétruire, une volonté toujours clamée d’être dans le cul des choses. De la même façon, la systématisation croissante des regards-caméra induit une sorte de chorégraphie à la fois minutieuse et comme rongée de l’intérieur par cette même saturation qui, au lieu de soumettre le cadre au flux des détails, achève de le comprimer et d’annuler toute possibilité de retraite. Pour Guerman, comme pour Tarkovski avant lui, il faut s’ancrer dans un art entier, impuissant à déverser sur le spectateur ce qu’il a à dire, si l’on veut construire un film-monde. Or la beauté de ces films-monde, ceux-là même qui paraissent tout englober dans leur ouragan d’orgueil, est qu’ils ne font que capter tout ce qui se passe autour, qu’ils s’en vont saisir les contours de la vie -et par là ceux du mouvement (donc du temps, donc de l’histoire). Il n’y a que ces alentours, il n’y a plus de monde, donc il n’y a que ce que l’on voit -si l’image est l’Enfer, au dehors il n’y a que le néant.
Zones intérieures
Andreï Roublev, encore. Que racontait l’odyssée du plus iconographe russe, sinon, et le plus simplement du monde, l’éternel combat de l’univers dans sa vilenie contre le monde tel que la foi de l’artiste voudrait le représenter ? Point d’artiste chez Guerman, mais la question se pose encore -sauf qu’elle est, plus directement encore, une question de mise en scène. L’on reste dans un rapport quasiment univoquement intériorisé au bien et au mal : si l’on ne peut capter que ce mal omniprésent, comment continuer à être un artiste ? Quand, pour répondre à cela, le personnage tarkovskien parcourt un chemin de sublimation (pour Andreï, l’univers apparaîtra comme la seule ressource, de même que les peintures finales, par leur transparence même, constituaient, au-delà de la figure christique, un refuge dans l’abstraction des lignes), le personnage guermanien est entièrement soumis à une picturalité profondément incarnée. La transcendance n’est plus possible, et d’ailleurs au personnage à qui l’on demande ce qu’il dirait s’il se trouvait face à Dieu le film fait dire que deux voies seules sont possibles : l’exclusion totale et définitive du monde -comme de la poussière sur laquelle on soufflerait, ou comme du pus que l’on ferait gicler- ou l’éternelle complaisance dans la pourriture. La seule échappatoire, c’est alors la citation permanente de Jérôme Bosch (davantage que Bruegel), cité à tous les plans ou presque (et par Guerman lui-même) -ou du moins le Bosch passionné par une humanité corrompue condamnée à l’Enfer éternel pour avoir tourné le dos à la loi divine, donc obsédé par le ressassement ad nauseam du péché (Les Sept Péchés capitaux, Le Jugement dernier, Le Jardin des délices terrestres, La Nef des fous, etc.). Naît alors subrepticement une sorte de sauvetage par la citation, rappelant cette figure de femme souriante perdue au sein de la sarabande infernale du Portement de croix, celle-là même qui quittait l’espace du tableau pour se réfugier, les yeux clos, dans un monde intérieur délesté de ce qui freinait toute entreprise de sublimation.
L’on pourra enfin dire qu’Il est difficile d’être un dieu est, au-delà de son statut infiniment imposant, un film « lourd », mais que c’est sans doute ce qui sculpte définitivement sa primitive beauté. « Lourd », en apparence, par sa métaphore empruntée aux frères Strougatski, avec cette société parachutée sur une planète soumise à un régime tyrannique, évoluant dans une sorte d’équivalent ténébreux du Moyen-Âge tardif historique. « Lourd », également, dans ce que le foisonnement de tous les instants (des objets inventent parfois au sein des séquences un premier plan inédit) formule : tout organiser en différentes échelles, depuis la dominance plastique de contrastes (avec l’idée tarkovskienne d’un noir et gris, jamais blanc puisque dirigé contre la pensée spiritualiste) -niveaux d’abjection, niveaux de mélanges indigestes, aplat jusqu’au-boutiste de l’intrigue, qui simule l’ampleur pour mieux accoupler l’impureté absolue d’une errance. Sauf qu’il faut peut-être se rappeler de Stalker, qui mimait l’effondrement du rêve soviétique de la façon la plus littérale qui soit. Arkanar, c’est la Zone, c’est tous ces lieux qui n’ont plus d’existence propre et qui ne peuvent désormais se mouvoir qu’à l’intérieur même des cauchemars. Ainsi ne doit-on jamais oublier que la seule raison d’être du stalker était justement cette Zone, parce que c’était justement elle qui lui fournissait un rôle et un espace pour l’exercer. Là, la métaphore, toujours dans sa simplicité même, dans son carnaval horrifique, dans son déferlement de matière, ne se contente pas d’affirmer que l’obscurantisme noie ce qu’il reste des hommes dans un ignoble salmigondis scatologique. Il suffit simplement de répéter que, lorsque l’on s’habitue aux flammes de l’Enfer, l’on se méfie du Paradis.